Ce que nous rappelle, avec insistance et une forme de mélancolie, le nouveau recueil du plus prolixe et quelquefois du plus concis des poètes marocains de langue française, c'est d'emblée et toujours que l'écriture lui est consubstantielle. Abdellatif Laâbi, désormais couvert de prix littéraires, s'emmitoufle-t-il sous ces lauriers ? Le dernier en date étant le Grand prix de la francophonie décerné par l'Académie française, sans doute mise au courant du Goncourt de la poésie qui couronna le second volume des Poésies de notre auteur dont l'œuvre complète est publiée aux éditions de la Différence. Zone de turbulences répond que le froid n'en finit pas de menacer, non qu'Abdellatif Laâbi soit jamais en froid avec ses lecteurs. L'ouvrage est dédié à notre éditeur hélas disparu, Joaquim Vital, qui s'est affranchi de la « zone de turbulences » et à Colette Lambrichs, sa compagne et collaboratrice dont Laâbi écrit que « de sa sollicitude, (elle l'y) accompagne encore ». Voilà qui contribuera à effacer de ma mémoire l'ostentation saugrenue choisie par Abdellatif sortant au moment précis où Colette Lambrichs m'invitait à prendre la parole devant la salle bondée et silencieuse de la Maison de l'Amérique latine où l'on saluait la mémoire et l'œuvre de Joaqim. Mais revenons plutôt à cette Zone… qui vaut mieux que tel ou tel accès de goujaterie. Ce recueil est l'un des plus cursifs d'Abdellatif Laâbi. Et pour cause ! C'est le corps du poète autant que le corps du poème qui sont au cœur du livre. Dès le prélude, nous lisons : « La douleur physique s'est calmée / Tu peux donc songer à écrire / sauf que tu n'as pas là / d'idée/ ni même une vague intuition de ce qui va donner des ailes aux mots / les inciter / à traverser ta zone de turbulences » Le vrai poème suit, avec l'efficacité que procure l'abandon de toute rhétorique : « Premiers signes : /dans les tripes / une rage mêlée de douceur / Un regain de désirs/ sans objet pour le moment / Des accords tirés d'un instrument / féru de nostalgie / Des images muettes/ couleur sépia / suggérant un lointain avenir ». On entre vraiment ici dans la caverne où l'inquiétude est combattue par le poème et ces « images muettes / couleurs sépia/ suggérant un lointain avenir » ne font écran à rien ni à personne ; elles parlent à tous de chacun lorsqu'il est mis en face de soi et de la lutte à mener pour persister dans l'être, vaille que vaille. Comment s'appartenir encore dans la maladie ? Comment se reconquérir ? « Les voix : / elles sont multiples / familières ou inconnues entremêlées / Parmi elles/ tu soupçonnes la tienne / encore désaccordée/ détachée de ta bouche / (…) Il n'y a pas de décor à planter / s'agissant de l'âme. » La suite n'a pas toujours la même force car il ne suffit pas d'écrire « l'exquis des brûlures / qu'échangeront toujours les amants » pour suggérer l'intensité de l'émoi érotique. La confidence du dénuement face à « la défaite du corps » s'accompagne chez Laâbi d'une ironie joueuse considérant « les mots / braves et indulgents / et maintenant perplexes / face / à ce qui se nomme / – joliment faut-il le dire – l'inconnu. » Sans doute est-ce une des originalités de la poésie d'Abdellatif Laâbi que de s'adresser aux mots comme on parle aux gens on comme on parle des gens, avec un mélange de prudence et d'audace, sans dissimuler l'inquiétude et sans insulter l'avenir. Zone de turbulences est le recueil le plus métaphysique de Laâbi, singulièrement lorsque le poète décrit « un pinceau invisible (qui) s'active (…) esquisse / Un tableau assez réaliste / auquel on pourrait donner pour titre L'habitacle du vide » .Laâbi interroge la peur et la douceur, la souffrance et son pourquoi « comme un lien ultime / avec l'espérance / que l'on prend soin / de ne pas rompre. Vient la troisième section de Zone de turbulences. On ne peut s'empêcher d'en citer intégralement l'ouverture : « Ce n'est qu'une vie/ une bête obscure / attelée à la charrue du hasard/ Ce n'est qu'un homme/ un étranger aux semelles de vent / rattrapé par les ténèbres / scrutant à la lueur/ d'une étoile filante / le sablier de sa mémoire / Ce ne sont qu'une histoire / toute petite / quelques phrases prononcées / dans un rêve / et dont pas un traître mot / ne sera rapporté au réveil. » Or, précisément, le poète traduit du silence, de l'effacement et rend l'absence aussi prégnante que la présence. Il fourbit son rapport à l'invisible et à l'indicible et il invente non pas le dernier homme mais le premier de ceux qui s'étonneront de ce que fut le livre : « Eurêka ! s'exclamera-t-il / Voici enfin à nous révéler / ce qui dans la préhistoire de notre galaxie/ S'appelait livre »Quand Abdellatif Laâbi libère son poète de toute alliance avec le gnan gnan poétique, c'est pour écrire comme il accomplirait un esclandre l'incluant dans l'envolée dénonciatrice et une colère qui ne frémirait devant rien mais devient autophage : « Dans ses poumons / l'air se raréfie / comme partout ailleurs/ Son souffle / naguère ample et brûlant / le lâche au milieu de l'ascension (…)Il n'a plus que l'énergie / de sa dépouille. » Cette chute est probablement ce que l'auteur aura écrit de plus cinglant.Tout le livre dessine une autobiographie active plutôt que rétive, tissée de songeries et de drames, eux-mêmes traversés par une pointe de dérision comme ici : « Dix ans devant moi / plus abstraits qu'un texte de Hegel / L'écran obscur du plafond/ ayant remplacé le ciel / la porte qui a oublié / son usage d'antan / le trou des toilettes à découvert / et le gris catégorique des murs. »Ce nouveau recueil d'Abdellatif Laâbi, sûrement l'un des plus riches en nuances, s'achève sur ce constat : « Je ne suis / et ne saurais être que le fils d'aujourd'hui. » Après quoi, tout naturellement, l'auteur de Zone de turbulences ne quitte pas vraiment l'intime de l'intime en publiant, toujours aux éditions de la Différence, Maroc, quel projet démocratique ?, un recueil d'articles déjà paru à la Croisée des chemins. Salim Jay