Ayant du mal à comprendre la métamorphose de leurs enfants à l'adolescence, certains parents réagissent mal, exerçant alors leur pouvoir au lieu d'une autorité morale. La reproduction du schéma traditionnel parent-enfant est vouée à l'échec, les jeunes aspirant à plus de respect et à l'expression de leurs choix. L'idéal, mais le plus difficile pour les parents, est de trouver le juste milieu. Quand on interroge les parents sur le type de relations qu'ils entretiennent avec leurs enfants, surtout adolescents, ils se plaignent presque tous : la génération actuelle est désinvolte, têtue et n'en fait qu'à sa tête. Les enfants sont-ils vraiment rebelles ? Un quinquagénaire désabusé, cadre supérieur, résume la situation par cette phrase qui en dit long sur son malaise : «Notre génération subit les affres d'une double autorité, celle de nos parents, qui nous ont élevés, et celle de nos enfants, que nous élevons.» Les rôles seraient-ils inversés à ce point ? L'autorité parentale est-elle en butte à la tyrannie d'une jeunesse révoltée ? Cette mère de deux adolescents frise la dépression : «Je ne sais plus ce qui m'arrive, confie-t-elle. Je ne supporte plus de voir mon fils aîné les yeux dans les yeux. Il me traite de tous les noms si je ne satisfais pas ses caprices. Quant à son père, il a complètement désarmé, on dirait qu'il n'a plus de fils. Ils sont étrangers l'un à l'autre, il n'a plus aucune autorité sur lui. Pis : c'est notre fils qui prend les airs de l'éducateur et nous fait la leçon.» Le comble est que les parents de ce garçon sont des professeurs universitaires, qui ont tous deux potassé de nombreux ouvrages de psychologie sociale. Comble de l'ironie, le père avait même un ouvrage de Jean Piaget, spécialiste de l'éducation et de la psychologie des enfants, pour livre de chevet. Mais les parents se querellaient à tout bout de champ, apprend-on, et en présence de leurs deux adolescents, sur le type d'éducation à donner à ces derniers. C'est la plus grande erreur que les parents puissent commettre dans leur rôle d'éducateurs, commente un psychologue quand nous lui avons demandé de nous expliquer ce cas. «L'adolescent cherche toujours une brèche. Il est capable d'exploiter la moindre faiblesse des parents, un malentendu par exemple, pour s'imposer comme partenaire à part entière dans sa propre éducation.» Et le psy d'ajouter : «A force de donner trop à ses enfants, on les cajole. Plus on donne, moins on reçoit, il ne faut pas tomber dans ce piège.» Un autre parent, cadre également et bien installé dans sa vie professionnelle, avoue son tiraillement quant à la façon d'éduquer ses enfants. «Nous n'avions pas la liberté ni les moyens que nous leur offrons. Nous étions nombreux, ils ne sont que deux, et je refuse de les priver de choses dont j'étais moi-même privé : voyages, vêtements, sortie le soir. Sans parler de tous ces jeux électroniques, l'internet et le portable… Et ils ne sont pas contents. Alors qu'à leur âge, nous avions une peur bleue de notre père, que nous respections malgré son autorité». Tout est question d'éducation, lâche un autre père, et de respect mutuel, renchérit un autre. Un philosophe l'a bien résumé : «L'éducation est essentiellement une œuvre d'autorité et de respect : si l'une des deux conditions venait à manquer, elle serait biaisée.» Ce sont des témoignages concrets de parents qui voient l'autorité dont ils sont dépositaires décliner. Que pensent les enfants à propos de cette autorité ? Il est instructif de les écouter aussi. 23% des lycéens désapprouvent l'intervention des parents dans leurs affaires Ainsi, vers le milieu des années 1990, une enquête a été réalisée, intitulée «Processus de scolarisation en milieu urbain au Maroc», par El Mostapha Hadiyya, professeur de psychologie sociale à la Faculté des lettres de Rabat. Il y traite de la scolarisation de l'adolescent en intégrant le rôle socialisant de la famille. Dans son enquête, qui apporte un éclairage significatif de l'appréhension de l'autorité par des adolescents marocains, plus de 16% des lycéens interrogés approuvent l'intervention de leurs parents dans «les problèmes et les affaires personnelles.» Comment justifient-ils cette intervention ? Par des considérations religieuses, par l'estime qu'ils ont de l'expérience des parents, et par la confiance mutuelle. 41,79% des lycéens interrogés n'approuvent que partiellement l'intervention de leurs parents dans leurs affaires personnelles. Il s'agit, dit l'auteur de cette enquête, d'«une approbation partielle impliquant la recherche d'une grande autonomie dans la prise de décision dans la vie.» 18, 65 % n'approuvent que partiellement et d'une façon limitée l'intervention de leurs parents, et uniquement «dans des préoccupations d'ordre alimentaire, vestimentaire et administratif. Tandis que les problèmes d'ordre sentimental, relationnel, d'avenir, d'orientation et de choix des études, demeurent une affaire personnelle et intime des jeunes». La monographie révèle, enfin, que 23,13 % des lycéens désapprouvent totalement l'intervention de leurs parents. Ils considèrent le contrôle exercé par leurs parents comme une ingérence dans leur vie privée, ils ressentent «une gêne», alors qu'«[ils]sont d'une autre génération». Ils enfoncent le clou quand ils se considèrent eux-mêmes «responsables, majeurs et ayant plus de connaissance qu'eux.» De ces témoignages de lycéens, adolescents, l'appréhension de l'autorité diffère. Elle est même divergente. Et cette divergence, expliquent les sociologues, renvoie à la diversité d'une société marocaine écartelée entre deux systèmes de valeurs, l'un traditionnel et patriarcal où la religion guide les comportements éducatifs, et un autre, moderne, celui de la famille nucléaire et occidentale, où les références religieuses n'ont plus droit de cité, ou très peu. Le sociologue Abdessamad Dialmy, professeur à la Faculté des lettres de Fès, fait une distinction préalable entre pouvoir et autorité. Le premier appartient, selon lui, «à la famille traditionnelle et patriarcale, c'est un pouvoir absolu, inconditionnel, religieusement légitimé. Le père, c'est un peu l'image de Dieu, il est indiscutable de la part des enfants. Plus : dans cette famille traditionnelle, la religion est enseignée comme un devoir d'obéissance aveugle au père». Le Coran est effectivement limpide à cet égard. On y lit : «Mon Seigneur ! Sois miséricordieux envers eux, comme ils l'ont été envers moi, lorsqu'ils m'ont élevé quand j'étais un enfant.» En d'autres termes, un enfant qui refuse cette autorité est un enfant indocile, il est «maskhout al walidayn» (enfant maudit par les parents), rejeté et honni par les siens et par la société. C'est une sorte d'épée de Damoclès sur les enfants qui avaient, pour réussir dans leur vie, toujours besoin de rda des parents (bénédiction). Or, les choses ont changé. L'autorité, continue M. Dialmy, a remplacé dans la société moderne le pouvoir despotique que détenait le père dans la société traditionnelle. Mais c'est une autorité où la démocratie n'est pas absente. Elle est fondée sur la discussion, l'argumentation et l'échange de points de vue. «Celui qui avance le plus d'arguments logiques l'emporte. Dans ce cas, c'est la logique qui s'impose à la place d'un pouvoir parental absolu et transcendant. Le père n'est qu'un membre de la famille, il n'est pas le seul pourvoyeur de biens, il n'est pas le seul à tout connaître, il n'a pas le dernier mot.» En tout état de cause, enchaîne le sociologue, dans les classes moyennes et aisées, la religion n'est plus transmise ni dans le sens de l'obéissance, ni dans le sens de la rébellion. C'est celui qui avance le plus d'arguments logiques qui l'emporte… Dans les familles où le père est analphabète et/ou chômeur, les choses se seraient inversées. Séduits par le modèle intégriste de l'Islam, conclut M.Dialmy, «les enfants se révoltent, se transforment en éducateurs de leurs parents en matière religieuse. La religion devient un instrument de rébellion plutôt que d'obéissance : s'il n'y a pas perte totale de l'autorité du père, on impose du moins une autorité négociée.» Couches déshéritées ou familles aisées, l'autorité parentale a essuyé un sacré coup pour les uns. Pour d'autres, ce sont les outils de sa mise en œuvre qui ont changé. Mohamed El Chhab, professeur à la Faculté des sciences de l'éducation de l'Université Mohammed V, estime que cette autorité était matérielle et économique auparavant ; elle est plutôt symbolique et morale dans la famille nucléaire moderne, autorité fondée sur la persuasion plutôt que sur la coercition. Quand on est devant des enfants «tyranniques» qui exigent des baskets Nike et que les parents se plient, malgré leurs moyens limités, à leur bon vouloir, il y a crise d'autorité. Dans ce cas, remarque M. El Chhab, les parents n'ont pas su apprendre à leurs enfants que le modernisme n'est pas un mimétisme. Un père doit savoir comment expliquer à son enfant, dès son jeune âge, les limites de dépenses à ne pas dépasser. «On est là devant un déficit de fermeté de l'autorité parentale. La liberté n'est pas antinomique avec la fermeté. Les jeunes adolescents entrent en conflit avec leurs parents et se rebellent contre eux lorsque leur liberté et leur besoin d'affirmation et d'indépendance sont jugulés et menacés par des parents attachés encore à des références traditionnelles». Un problème d'affirmation de soi devant lequel les parents sont désemparés. Manifestation d'un désir d'affirmation de soi, certains comportements des ados sont vécus comme un manque de respect par les parents. Faute de dialogue, le clash est inévitable. Dans la société marocaine, l'adolescent a du mal à trouver sa place L'adolescence, qui commence à partir de 13 ans et qui se poursuit jusqu'à 18 ans pour les filles et 20 ans pour les garçons, est une phase de bouleversement biologique et psychologique de l'organisme. Des pulsions, des envies d'être libre, indépendant, naissent. L'adolescent a tendance à vouloir imposer ses choix, sa façon de voir, à manifester ses divergences. Cette métamorphose est vécue, avant tout autre lieu (la rue et l'école), dans la famille. Ce changement peut être mal vécu et mal compris par les parents. De là éclatent les conflits. Le père et la mère ont du mal à accepter que leur enfant dise non à leur désir ou hausse la voix, car ils le considèrent encore comme un enfant. Or il s'agit bien d'un adolescent en quête de sa propre personnalité. Dans la société marocaine, l'adolescent n'a vraiment pas de place et son statut est marginalisé : il n'est ni un enfant dont on s'occupe, ni un adulte qui vole de ses propres ailes, et les parents ne savent traiter qu'avec ces deux âges. Un adolescent qui manifeste son goût pour une certaine musique, un certain type d'habillement, qui prend son coin et rêvasse, est toujours mal compris. Le seul outil pour ne pas provoquer le clash est de ne jamais couper les ponts avec un adolescent, dialoguer toujours avec lui, voire l'accompagner dans cette phase difficile, puisqu'il a besoin de cette aide et il est toujours sous leur responsabilité. Beaucoup de parents ne savent pas comment s'y prendre, ils sont en désarroi et ont aussi besoin de conseils. Ils sont tiraillés entre deux attitudes : laisser faire ou serrer les vis. Or il s'agit d'adopter le juste milieu : laisser l'adolescent exprimer ses pulsions et désirs, tout en le surveillant, l'accompagnant, dialoguant avec lui. L'éducation ne s'arrête pas à l'enfance, elle doit se poursuivre pendant l'adolescence.