Au niveau du diagnostic statistique, les données du « Ministère de la justice et des Libertés » (MJL) conduisent à affirmer que la pénalisation de la violence sexuelle à l'égard des enfants ((VSE) est en baisse (-127 cas) : 1586 cas en 2010 contre 1459 cas en 2012 ont été jugés. En apparence, cette évolution est positive. Mais à l'opposé, la « Direction Générale de la Sureté Nationale » (DGSN) affirme que les cas qui lui ont été déclarés sont en hausse (+374 cas) : 2050 en 2010 contre 2424 en 2012. Et ces cas ne concernent que le milieu urbain. Si donc on ajoute le rural, les cas déclarés seront beaucoup plus nombreux. En comparant les données du MJL et de la DGSN, on constate que les cas déclarés par la population à la DGSN ne sont pas tous soumis au tribunal. En effet, en 2012, 965 cas de VSE déclarés n'ont pas poursuivis par le procureur du roi (39,8%). Cela signifie que beaucoup d'auteurs de VSE n'ont été ni jugés ni condamnés malgré la plainte déposée. Cet écart entre la déclaration (plainte) et la non-pénalisation (absence de châtiment) que je qualifie de « laxisme judiciaire » (et dont il faut identifier les causes) est un facteur qui pousse la population à perdre confiance dans la justice. Les gens s'interrogent en effet sur l'utilité de la déclaration parce que beaucoup de coupables ne sont pas poursuivis, et donc pas punis. Le laxisme judiciaire (impunité et/ou la faiblesse des peines infligées aux auteurs des VSE) peut être expliqué, entre autres facteurs, par l'appartenance des victimes aux classes populaires. Ce sont en effet les « enfants en situation difficile » qui sont les plus touchés par la violence sexuelle : ce sont les jeunes travailleuses domestiques, les enfants au travail, les enfants abandonnés, les enfants en situation de rue, les enfants en institution, les enfants en situation privative de liberté, les enfants migrants, les enfants en situation de handicap. Ces catégories d'enfants victimes de VSE sont dans une situation de vulnérabilité corrélée à une classe sociale qui n'a pas le capital intellectuel et financier nécessaire à l'obtention d'un droit, d'une réparation et d'une réhabilitation. Au niveau de l'approche genre, les données du MJL et de la DGSN concordent : 70% des VSE concernent les filles et 30% concernent les garçons. Au-delà de cette donnée quantitative, il faut rappeler la continuation d'une perception sociale discriminatoire dans le sens où la VSE contre le garçon est considérée comme beaucoup moins grave que la VSE contre la fille. Pourquoi ? Contrairement à la fille, le garçon sexuellement violenté ne risque ni de perdre un hymen ni de tomber enceint. Les conséquences de la VSE sur le garçon sont donc largement méconnues, et au minimum minimisées. De plus, le rapport pédophile entre l'homme adulte et le garçon était plus ou moins accepté et normalisé dans la société marocaine traditionnelle. Cette société (scindée en deux mondes, le monde des hommes et le monde des femmes) faisait de son homo-socialité structurel un facteur objectif de pédophilie. L'inaccessibilité des jeunes filles et des femmes transformait le garçon en proie sexuelle de l'homme adulte. Une proie à portée de la main, rendue encore plus vulnérable par le rapport de pouvoir : en plus de l'âge qui conférait le pouvoir à l'adulte, le pouvoir était également aux mains du fqih/maître coranique (au détriment de l'écolier), du maître artisan (au détriment de l'apprenti), du shaykh/maître spirituel (au détriment du mourid/disciple). A tel point que la société marocaine a produit un proverbe disant : « tu n'apprendras que lorsque tu seras passé sous le ventre du maître ». En d'autres termes, le rapport pédophile n'était pas du tout perçu comme une violence, et même s'il l'était, cette violence sexuelle contre l'enfant était définie comme un moyen quasi-incontournable d'initiation à un métier et à un savoir. La violence, sexuelle et autre, était donc un instrument d'apprentissage institutionnalisé. Quant à la VSE contre la fille, elle est perçue comme grave, comme plus grave quand il y a défloration. Car les déclarations sont plus nombreuses quand il y a défloration. Et dans certaines régions, la déclaration n'est pas faite quand il n'y a pas défloration. Pour beaucoup de Marocains encore, il y a une synonymie entre défloration et viol même si la défloration a eu lieu de manière consentie. Pour le Marocain moyen, l'hymen est encore la capitale du corps de la jeune fille. Quand la capitale est prise, c'est tout le corps qui est pris, dévalorisé en conséquence. L'hymen est aussi le « Capital » de la jeune fille. Quand ce capital est perdu, tout est perdu et le corps de la jeune fille perd sa valeur marchande et symbolique dans le marché matrimonial. Certes, j'ai toujours affirmé que cette thèse culturaliste n'est plus entièrement recevable du fait que certaines jeunes filles ont d'autres formes de capital (à part l'hymen). Certaines filles du milieu urbain (instruites, actives et ayant un revenu) peuvent désormais se passer de l'hymen capital sans perde leurs chances d'intégration sociale par le biais du mariage. Mais cette perte de vitesse de la thèse culturaliste au profit d'une hypothèse sociologique (qui établit une corrélation entre l'hymen/capital et une appartenance de classe sociale) n'est pas forte au point de conduire le Marocain moyen à une déconnexion entre VSE et défloration. La VSE à l'égard de la fille est prise en considération par la famille (surtout) quand il y a défloration, c'est-à-dire quand il y atteinte à l'honneur agnatique, et au fond quand il y a risque de naissance d'un enfant illégitime qui va semer la confusion dans les liens et les biens. Puis c'est une façon de dire à la famille et à l'entourage que la fille a perdu son hymen/capital(e) suite à un viol dont elle a été victime, et qu'elle n'est donc pas débauchée. Quand la fille n'est pas déflorée suite à un viol, certaines familles disent qu'il n'y a pas eu de mal et préfèrent garder le silence. Là encore les méfaits de la VSE sur la personnalité de la fille sont largement méconnues. L'attention sociale reste focalisée sur le capital/capitale hymen. Cette posture typiquement patriarcale est respectée par le code pénal marocain : si la défloration résulte d'un viol, la peine est doublée et l'on passe de l'emprisonnement à la réclusion. Et c'est encore dans le cadre de cet ordre patriarcal que le mariage des mineures reste encore socialement normalisé. Pour éviter tout risque de déshonneur, pour se débarrasser d'une bouche à nourrir (pauvreté), il vaut mieux marier les jeunes filles le plus tôt possible. Et cela se fait grâce à la distinction entre la majorité « shari'atique » (atteinte de la puberté à 10 ans chez les Malékites/Shaykh Khlil et aptitude à supporter le coït إطاقة الوطء) et majorité légale (18 ans). Les statistiques disponibles ne concernent que les mariages des mineures qui sont enregistrés (en général des mineures âgées de 16/17 ans). Quant aux mariages des mineures âgées de 11/12 ans, islamiquement légaux parce que les filles sont pubères et coïtables, ils représentent la partie invisible de l'iceberg. Ils ne sont pas enregistrés. Pire ils sont reconnus par les pouvoirs publics parce que leur légalisation (par confirmation de conjugalité ثبوت الزوجية ) est toujours possible. Ils ne sont donc pas considérés comme VSE par les pouvoirs publics. َ Bien au contraire, ils peuvent être encore contractés. Le fait de ne pas les interdire et de ne pas les sanctionner comme VSE est une forme d'acceptation institutionnelle de cette forme de VSE. L'alibi social et religieux de leur « normalité » ne tient pas dans un Etat de droit. Par conséquent, au niveau des recommandations, une prise en charge judiciaire, médicale, psychologique et sociale adéquate est une évidence indiscutable. Les prises en charge psychologique et sociale serviront à limiter les conséquences néfastes de la VSE subie par l'enfant Outre cela, une réforme du code pénal en la matière est nécessaire. Elle doit d'abord se conformer à la « Convention des Droits de l'Enfant » en consacrant dans le code pénal un chapitre intitulé « protection de l'enfant contre la violence ». Dans l'actuel code pénal, ce n'est pas l'enfant qui est protégé, ce sont plutôt les mœurs sociales. En effet, la section qui comprend les articles punissant la violence sexuelle contre les enfants est intitulée « Des attentats aux mœurs ». Dans cette section, il ne s'agit pas de défendre la dignité humaine de l'enfant en tant que personne humaine, mais de préserver un ordre patriarcal à travers 1) la pénalisation d'un « abus sexuel » mal défini, 2) la réservation du crime viol aux seules filles et femmes, les garçons (et les hommes) n'étant pas considérés comme des victimes possibles de viol », 3) la distinction entre viol avec défloration et viol sans défloration. A l'évidence, la loi doit cesser de défendre un ordre social patriarcal anti-féminin et anti-enfant (sans discrimination de sexe). De plus le code pénal est appelé à introduire de nouvelles infractions relatives aux sollicitations sexuelles en ligne. Les sanctions doivent être plus lourdes avec une meilleure interprétation et application des lois. Cela ne peut se faire que si l'on réduit l'écart entre le nombre des VSE déclarées et le nombre des VSE sanctionnées. Pour cela, la preuve doit être simplifiée à l'enfant et à sa famille. Au niveau des recommandations préventives au sens strict (car des peines lourdes à l'effet dissuasif sont également des mesures préventives), il faut rejeter toute forme de tolérance sociale par rapport à toute forme de VSE. Et instaurer une culture de dénonciation en la présentant à la population comme un acte citoyen. Tout citoyen témoin d'une VSE aura le devoir de la dénoncer, si non, il cesse d'être citoyen et devra être poursuivi (pour complicité ou pour non secours à personne en danger). La famille elle-même et en premier lieu doit être habilitée à remplir son rôle de dénonciation, de sensibilisation et de protection par le biais d'un programme d'éducation parentale. Grâce à ce programme, les parents seront informés des conséquences de la violence sexuelle sur la santé mentale de l'enfant, et par là plus impliqués dans la protection de leur enfant. Il en est de même des médias qui sont également à informer et à impliquer ensuite dans la vulgarisation du savoir relatif à la VSE. Ils sont incontournables pour sensibiliser la population générale. Le secteur privé est également à impliquer en développant la responsabilité sociale des entreprises. Celles-ci doivent permettre la traçabilité de tout « pédophile » sur les réseaux internet. A l'intention de l'enfant, l'introduction de l'éducation sexuelle dès le préscolaire s'avère de plus en plus nécessaire. Cette éducation est savoir, savoir faire et éthique, ce qui permet à l'enfant de détecter les risques de violence sexuelle. Ma dernière recommandation est de faire une enquête nationale de prévalence de la VSE afin de mesurer l'étendue du phénomène et de connaître avec précision l'écart entre la VSE non déclarée et la VSE déclarée. Toute politique publique en matière de VSE, pour être efficace, doit d'abord partir d'un diagnostic statistique exact de la VSE.
La présente communication a été présentée par le Professeur Abdessamad Dialmy lors de deux colloques tenus dernièrement au Maroc : * Lors du 1er « Forum National des Droits de l'Enfant » organisé par l'association « Coup de main » à Ouarzazate (28-30 avril 2016) * lors du 6ème congrès de la « Société Marocaine de pédopsychiatrie et des professions associées » (SMPPA), congrès consacré au thème « Enfances et violences » (27-28 mai, Casablanca). Le Professeur Abdessamad Dialmy est Docteur d'Etat, Professeur d'Université et sociologue de la sexualité, du genre et de la religion. Il est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages sur la sociologie de la sexualité, les femmes et le féminisme au Maroc et dans le monde arabe.