«Les pâtes alimentaires aujourd'hui se vantent sur le premier mouvement de la symphonie N° 25 de Mozart. C'est le mouvement allegro con brio. Mozart s'excuse, il n'avait pas pensé à composer Un Allegro Al Dente». Cher ami. As-tu remarqué –à en croire les médias qui relaient souvent le bruit des réseaux, c'est-à-dire tout et n'importe quoi– le nombre de gens qui entre-tiennent depuis qu'ils sont confinés une relation frénétique avec le passé ? A relever cependant que ce sont, pour une large partie des quadras et plus, dont les souvenirs remontent aux an-nées 70 et 80. Certes, il faudrait avoir l'âge d'avoir assez de souvenirs pour pratiquer un tel exercice de mémoire. Toujours est-il que par ces temps sus-pendus à l'instant, la remontée d'un passé refoulé est un sujet intéressant à étudier lorsque les choses reviendront, disons à la «normale. Mais qu'est-ce qu'une «normalité», me diras -tu, après une telle expérience inédite qui a secoué la ligne du temps, chahuté sa chronologie et, aux dires de certains, imposé un nouveau paradigme ? Ah, le paradigme ! Que n'a-t-on usé, et mis à toutes les sauces, de ce vocable qui a fait florès depuis l'apparition du virus. Tout changer, et surtout jeter aux orties l'ancien modèle de vie sociale, politique et économique sur lequel nous nous appuyions ; celui qui nous a conduits là où nous sommes aujourd'hui alors que nous voilà, pauvres hères perdus et déroutés face à l'incertitude. Pourtant, qu'avions-nous fait, depuis des années, ici et là et dans tous les domaines, sinon gérer l'incertitude, dansant en équilibre in-certain sur un «paradigme» vacillant comme des équilibristes sur un fil sus-pendu au-dessus d'une foule qui en redemande ? Paradoxalement, ce sont ces mêmes équilibristes d'hier qui, aujourd'hui, voudraient changer de fil sans cesser de tanguer. Il m'arrive de lire dans tel ou tel magazine (on lit de tout en ce moment) les préconisations de certains experts qui, hier encore, préconisaient le contraire. En économie, comme dans les domaines le plus divers. J'imagine que, de par ta formation et ton cursus, tu trouveras mon jugement à la fois injuste, hâtif et certainement inepte, parce que frappé au coin de l'incompétence. Si personnellement j'avoue mon incompétence, pourquoi alors toutes ces «compétences», bardées de savoirs et de diplômes, n'ont-elles rien vu venir ? Pire encore, pourquoi alors ont- elles chevauché, triomphalement et sabre au clair, ce même «paradigme» qu'elles pourfendent aujourd'hui. Il faut aussi dire que d'autres proposent de faire du neuf mais avec du vieux, en se référant à d'anciens gourous, tel un Milton Friedmann, décédé depuis mais qui a fait des petits, les Chicago Boys. L'un de ces boys a mis en exergue cette préconisation de son maître dans l'une de ses analyses : «C'est en temps de crise, réelle ou perçue, que les idées qui étaient jusqu'alors politiquement impossibles deviennent possibles et faisables». Il n'est guère étonnant que chez ces gens-là, par idées poli-tiques, il faudrait entendre surtout des idées ouvertement et sauvagement économiques. Business as usual ! Cher ami. Ce ne sont là que quelques considérations vaguement subjectives, plus intuitives qu'empiriques d'un béotien peu au fait des choses de l'économie. Mais rassure-toi, si je lis encore quelques magazines et m'aventure parfois dans des ru-briques «savantes», c'est bien plus par réflexe du journaliste du temps passé qui veut rester informé. Par ces temps confinés, il y aurait certainement tant de choses à lire, et sans doute beau-coup moins à dire. La sagesse, par ces temps sans certitudes, pousserait non pas à dire mais à taire. «Tout ce qu'on ne peut dire, il faut le taire», conseille le philosophe ; et le mystique dira en-core mieux : «Ne parle que si tu estimes que ce que tu vas dire est plus important que le silence». Il reste donc le silence. Ou la musique, cette autre forme du silence. Ce doux «bruit que fait le nageur dans l'océan de son inconscient», maintenant que l'introspection ou le voyage dans la tête sont devenus les seules escapades autorisées. Sinon que faire? Lire, écrire, écouter par exemple ces notes de pianos, surgies par hasard d'une station de radio et qui accompagnent la rédaction de cette lettre. Deux poèmes symphoniques pour piano de Franz Liszt intitulés «La prédication aux oiseaux», suivis de quelques «Nocturnes» de Chopin. Après cela, et parce qu'il va bien falloir manger, on peut ouvrir avec les siens (ou tout seul, pourquoi pas ?) un débat sur le mérite comparé entre toutes le formes de pâtes, denrée très prisée par ces temps improbables. Spaghetti, penne, coquilles, coquillettes, cannellonis, linguine, tagliatelles et autres formes et mélodieuses appellations. De quoi nourrir un débat, certes bassement alimentaire, mais hautement instructif. Et comme on met le «paradigme» à toutes les sauces, pourquoi pas un débat intitulé : le nouveau paradigme des pâtes alimentaires ? A propos de pâtes, de musique et pour en rire si le coeur t'en dit, je te propose cette réflexion de l'écrivain et journaliste Philippe Meyer : «Les pâtes alimentaires aujourd'hui se vantent sur le premier mouvement de la symphonie N° 25 de Mozart. C'est le mouvement allegro con brio. Mozart s'excuse, il n'avait pas pensé à composer un allegro al dente».