Aujourd'hui, dans l'enseignement comme ailleurs, on «néologise» à tour de bras et on dit n'importe quoi. Des pédagogues et des linguistes experts en sciences de l'éducation donnent leur langue au chat devant un flux d'expressions nouvelles et absconses collées à des concepts non moins obscurs. Dans l'un de ses célèbres aphorismes publiés sous le titre le plus proche de l'esprit de son Å"uvre, Syllogismes de l'amertume, le penseur franco-roumain Cioran écrit tout au début de cet ouvrage : «Tant de pages, tant de livres qui furent nos sources d'émotion, et que nous relisons pour y étudier la qualité des adverbes ou la propriété des adjectifs.» C'est en lisant l'excellente enquête – publiée dans la dernière livraison du Magazine littéraire – consacrée à l'enseignement de la littérature, que l'on a ressorti ce recueil d'aphorismes dont la première édition remonte à 1952. Encore une fois, la lucidité de Cioran a brillé et eu raison du temps qui passe. Pourtant, en ce temps-là , l'enseignement de la littérature française n'était pas celui que dénonce l'enquête du magazine. Avant 1968 – au Maroc jusqu'au début des années 70 -, l'enseignement de cette discipline était plus basé sur la formation littéraire et la culture générale. Plus classique et chronologique dans la méthode, l'enseignement de la littérature visait «le plus et le mieux-disant culturel», comme on dirait aujourd'hui. D'ailleurs, aujourd'hui, dans l'enseignement comme ailleurs, on «néologise» à tour de bras et on dit n'importe quoi. Des pédagogues et des linguistes experts en sciences de l'éducation donnent leur langue au chat devant un flux d'expressions nouvelles et absconses collées à des concepts non moins obscurs. De même que peu de parents, même avec un peu plus de culture et de lectures, sont capables de décoder ces «schémas actanciels» et autres «adjuvants». A la lecture de l'enquête susmentionnée, on comprend comment on formate de jeunes esprits pour en faire des roseaux pensants rigides et uniformes. Aucune place n'est laissée au plaisir et à l'émotion qui sont essentiels à l'apprentissage des choses de la vie et à celui de la marche du monde. Erigée en dogme, cette méthode désincarnée puise ses sources dans le discours «structuralo-sémiotico-liguistique» qui a fait des ravages dans les années 70 de l'autre siècle. L'un des activistes de ce mouvement, et non des moindres, Tzvetan Todorov, vient de faire son mea culpa en publiant un livre : La littérature en péril (Flammarion) dans lequel il dénonce les dérives de ce courant. «Dans les années 60, et j'ai participé à cela, il y avait sur les études de lettres une chape de plomb traditionnelle. La nouvelle critique, l'influence de Roland Barthes ont entraà®né un renouvellement des études littéraires oà1 on introduisait un autre langage pour analyser le sens de l'Å"uvre.» Il s'agit en effet d'un autre langage universitaire et clinique qui vient disséquer au bistouri des Å"uvres littéraires classiques ou contemporaines. Ainsi, «l'Å"uvre ouverte» dont parlait Umberto Eco – avant qu'il ne revienne lui aussi et avec bonheur au récit érudit qui fait sa gloire aujourd'hui, gà®t dans une mare de «non-sens», meurtrie et inintelligible. C'est sur le carnage de cette vivisection littéraire que sera fondé un discours dont la transposition en arabe, suite à la fameuse et soudaine arabisation échevelée des années 70, prendra une autre dimension encore plus déroutante. On vous laisse imaginer la traduction, et ses dégâts, de quelques fragments de Saussure, de Todorov et même de Barthes dans la langue arabe; traduction commise par des monolingues purs et durs. Déjà , traduire c'est trahir, comme on dit, mais dans le cas qui nous préoccupe, il faudrait traduire en justice devant le tribunal universel des belles-lettres nombre de ces passeurs sans foi ni culture. En philo, d'ailleurs, ce n'est guère mieux. Certains concepts, termes ou vocables de la philosophie allemande, comme par exemple chez Hegel ou Heidegger, déjà pas très explicites en langue française, ont été transposés de cette dernière vers l'arabe en prenant, sémantiquement parlant, un sacré coup sur la tête (et les étudiants aussi) après ce périple linguistique chaotique. Mais cela est une autre histoire qui recoupe celle des études des sciences humaines et des lettres au niveau des choix pédagogiques faits à l'époque pour des raisons relevant à la fois de la politique, de ce qu'on nomme aujourd'hui, par euphémisme, la mauvaise gouvernance, mais aussi de la pensée magique. Celle à laquelle ont recours, en désespoir de cause, le doigt mouillé et le regard rivé sur le ciel. Les différents diagnostics établis au Maroc depuis deux décennies, dont celui du «Cinquantenaire», en ont relevé les dégâts causés dans le système éducatif en général et leurs conséquences sur le développement du pays. Pour conclure comme pour commencer, encore un petit coup de Cioran, pour la route et pour le plaisir : «Avec des certitudes, point de style : le souci du bien-dire est l'apanage de ceux qui ne peuvent s'endormir dans une foi. A défaut d'un appui solide, ils s'accrochent aux mots, semblants de réalité ; tandis que les autres, forts de leurs convictions, en méprisent l'apparence et se prélassent dans le confort de l'improvisation»