Dans un pays où la densité des poètes – reconnus ou autoproclamés – au mètre carré est assez élevée, il restera toujours quelques poètes sur le bord de la route à regarder passer le train de toute anthologie, quel qu'en soit le volume. En même temps que le Dictionnaire des écrivains marocains de Salim Jay, évoqué dans la précédente chronique, le poète Abdellatif Laâbi a fait paraître une anthologie de la poésie marocaine aux éditions de La Différence. Hasard du calendrier, sans doute, mais heureuse et riche coïncidence pour la littérature marocaine qui se voit doublement répertoriée par deux écrivains de la tribu. Si le dictionnaire de Jay a malicieusement, et pour faire durer le suspens, occulté l'index des auteurs cités, l'anthologie, elle, liste comme c'est de tradition les poètes élus. Et c'est à partir de là que certaines réactions épidermiques ont été rapidement enregistrées dès la parution de l'ouvrage et même avant, le téléphone arabe ayant bien fonctionné. En vérité, on ne sort jamais indemne de ce type d'entreprise, au Maroc comme ailleurs. Sauf qu'en l'occurrence – et c'est là, à la fois l'originalité et la difficulté de l'ouvrage – il est entendu que les poètes choisis sont d'expression arabe classique, de langue amazigh et de dialecte marocain. Cette triple figure que s'est imposée l'auteur, en plus du titre choisi: La poésie marocaine, de l'Indépendance à nos jours, et du sous-titre, «Anthologie», ont fait gémir plus d'un «exclu». Certes, dès l'introduction Laâbi a évalué les risques d'une telle entreprise éditoriale et avoué ne viser ni l'objectivité ni l'exhaustivité. Il a par ailleurs expliqué la difficulté «objective» de l'opération à cause de l'absence de corpus et d'études élaborées en la matière. Cette introduction est du reste un bon document sur la vision d'un poète de la tribu qui jette un regard sur un paysage qu'il a lui-même tant arpenté et dont il a participé à l'ensemencement. L'autre risque que l'auteur n'a pas caché réside dans la traduction des textes des autres expressions dans la langue française : «Un risque obligé car, dans ce rapport amoureux particulier qu'est la traduction, l'intuition est souvent bonne conseillère, et parfois la "trahison" est le meilleur gage d'une fidélité créatrice». Pris à partie au lendemain de la parution de l'ouvrage par certains journalistes qui lui ont reproché certaines «omissions, Abdellatif Laâbi n'a pas fait autre chose que réitérer ce qu'il avait déjà annoncé dans l'introduction de son ouvrage. Mais, à part la cinquantaine d'auteurs cités, dans un pays où la densité des poètes -reconnus ou autoproclamés – au mètre carré est assez élevée, il restera toujours quelques poètes sur le bord de la route à regarder passer le train de toute anthologie, quel qu'en soit le volume. C'est un autre poète, français celui-là, Jean d'Anselme, qui avait dit un jour : «Quand une anthologie paraît, tout bon poète (ou mauvais) s'y précipite pour constater qu'on l'a oublié une fois de plus». En tout état de cause, cet ouvrage est venu rendre hommage à une expression poétique plurilinguistique marocaine, qui a très souvent été à l'avant-garde des combats pour la liberté et la dignité. Maintenant, anthologie ou pas, tout auteur, poète ou pas, a le droit de se faire plaisir. Et comme dirait le grand Paul Eluard : «La meilleure anthologie est celle que l'on fait pour soi-même». Mais comme il est toujours improbable de parler de poésie sans citer, et afin de conclure par elle, cet extrait d'un grand poète marocain auquel l'anthologie de Laâbi a réservé une bonne place. Cinéaste, romancier et poète, il a construit une œuvre de silence et de merveilles. Il s'agit d'Ahmed Bouanani qui a écrit, dans Les persiennes (Ed. Stouky) : «Autrefois,à la mémoire des poètes on élevait des statues en or. Chez nous, Par charité musulmane On leur creuse des tombes Et nos poètes La bouche pleine de terre Continuent de crier» Et puis ce court poème intitulé tout simplement «Mon pays» mais qui est tout un programme :« Vois-tu nous avons d'abord bâti dans du sable, le vent a emporté le sable. Puis nous avons bâti dans du roc, La foudre a brisé le roc. Il faut qu'on pense sérieusement à bâtir Dans l'homme»