La défaite face à Israël en 1967 a mis en place les sentiments d'humiliation et de peur parmi les populations arabes, qui ont été instrumentalisés par des régimes autocratiques pour gouverner et durer. Le succès de la révolution tunisienne du 14 janvier c'est d'avoir réussi à briser cet état d'esprit. L'onde de contagion a pu gagner le Caire, centre de gravité de la conscience arabe, ainsi qu'Amman, Aden ou Alger. Deux moments politiques forts sont désormais caractéristiques de cette partie du monde, à savoir le déclin devant le sionisme et l'espoir déclenché par l'immolation d'un jeune anonyme tunisien. Aux facteurs extérieurs s'ajoutent les conditions socio économiques précaires et les atteintes aux droits humains qui ont unis les peuples contre leurs régimes sous forme de résistance silencieuse qui s'est exorcisée pour mettre fin à un cycle de dictature. Le Maroc fait partie de cet ensemble géopolitique en partageant avec les autres pays arabes, outre la langue, la religion, la culture et l'histoire, les mêmes termes de sous développement et facteurs d'implosion. L'analphabétisme et la pauvreté, ingrédients principaux d'une soumission vassale à l'autorité administrative, côtoient la floraison d'espaces d'opulence aménagés par le denier public dans des océans de misère urbaine. Dans cette configuration et à l'instar des autres pays, les populations n'ont aucun contrôle sur leur ressources ni d'indépendance quant à la conception de leur projet collectif. Mais contrairement à l'opposition frontale entre le pouvoir et le contre pouvoir comme en Tunisie ou en Egypte, le Maroc est cerné par un jeu de gouvernance habile, marqué par la complexité des relations entre la monarchie, les institutions, les élites et la population. La cohabitation de ces acteurs s'effectue dans un cadre pseudo démocratique qui met en orbite un fonctionnement ouvert mais sans influence, qui donne les pouvoirs absolus au chef de l'Etat. Ce mécanisme passe par la falsification des élites et l'asphyxie des institutions qui permettent un semblant de représentativité dans l'objectif de canaliser la vindicte populaire et la détourner des décideurs véritables. Par exemple la communauté universitaire et scientifique, par l'adoption d'une objectivité complice, fait aujourd'hui l'unanimité quant à sa résignation à assumer son rôle de vérité. Cette neutralité tendancieuse est obtenue par la distribution des «consultations de complaisance» et d'autres formes de rentes rétrocédées sur des critères clientélistes. L'université publique devient alors le réceptacle d'enseignants sans certification dont la «présomption de corruptibilité» défie tous les indicateurs. Ce travail de sape du service public de la recherche, qui influence des générations de jeunes diplômés, manifeste un objectif éradicateur de la pensée en faveur d'une formation managériale ou technique sans aspiration universelle ou idéologique. Pendant que ce travestissement affaiblit l'Etat, des profils hautement qualifiés dans la finance et les systèmes d'informations sont au service de structures dominantes qui échappent à l'interpellation du politique censé apaiser la cupidité en faveur de l'intérêt public. Ce processus est plus flagrant sur la scène politique qui est totalement biaisée par la fabrication de faux partis, la corruption des formations historiques et populaires, l'«ingénierie de la fraude» durant les échéances électorales ou congrès partisans, l'encouragement des structures notabilaires qui contrôlent le monde rural pour le compte du régime. Le Parlement abandonne son rôle législatif par la démission et l'unanimisme de toutes les formations qui y sont représentés, et le gouvernement, en partie issu de la première chambre, gère le quotidien de dossiers secondaires laissant les secteurs clés aux centres de décision parallèles. L'objectif de ce pluralisme formel est de taire la subordination de l'économie et le bradage de la main d'œuvre et des cadres qualifiés, écrasés par le coût de la vie, afin de ne pas agiter le désespoir populaire et ne pas tomber sous le couperet du «lèse majesté». Cela s'apparente au système du «parti unique à plusieurs courants» qui exécute un programme approuvé à l'extérieur des circuits institutionnels. Cette stratégie de «prestidigitation» politique a parfois déstabilisé le Maroc comme en témoigne les émeutes séparatistes de Laayoune en 2010. La fabrication de fausses élites locales et l'appui aux combinaisons tribales n'avaient pas effacé le sentiment sécessionniste qui fédère une partie des populations autochtones contre le Maroc depuis 1974. Contrairement aux pays dans lesquels la tranchée du pouvoir s'oppose à celle de la «rue», le Maroc met en scène l'antagonisme politique en sorte qu'il dissipe les responsabilités autour de la situation socio économique, miroite le droit à l'alternance et à l'autogestion et maintienne le rapport de domination dans une logique d'«anesthésie démocratique». L'exception marocaine émerge de la différence de l'outil systémique qui ne change en rien la nature du pouvoir et ne trompe pas la conscience populaire. Il y a aussi le facteur de légitimité de la monarchie, qui n'est plus sujette à contradiction depuis l'adoption de la lutte démocratique par la gauche et le consensus des forces politiques autour du Sahara, puisée de l'histoire extra ottomane du Maroc, de son compromis avec une partie des forces démocratiques pour l'instauration d'une marge de libertés politiques, du démarrage d'un processus de réconciliation et de mémoire ainsi qu'une forme d'activisme entamée par le Roi Mohammed VI. Toutefois, les oppositions tentent de fournir le contenant du système monarchique par la revendication d'un régime de type constitutionnel ou parlementaire, à travers la demande de révision des prérogatives royales, dont celle de «commandeur des croyants» qui intéresse particulièrement le mouvement islamiste. Les marges d'expression et de pluralisme, résultat des conflits qui ont rythmés les années de plomb durant les années 60-70 et 80, n'ont pas suffit à briser l'image du processus démocratique, boycotté par 80% de la population, et dépasser le désespoir populaire provoqué par l'avortement des différentes réformes. L'interprétation du rejet populaire oscille entre le plébiscite du roi et le refus du régime en sa globalité. D'une part le risque de division ethnique, l'unanimité autour de la marocanité du Sahara et l'écrasant voisin algérien font consensus autour d'une monarchie dotée d'un ancrage historique ; d'autres parts les écarts sociaux et l'impunité des puissants restent des facteurs de communion populaire. L'avenir du Maroc dépendra donc de la résolution d'une équation complexe, dans laquelle le roi du Maroc est plébiscité mais son régime est dénoncé. Un contrat social consenti devra être formalisé dans le cadre de la première constitution post Hassan II, qui met à la disposition d'élites véritables un pouvoir légitime dans un Maroc influencé par ses vieux démons et l'éveil démocratique arabe. Omar Mahmoud Bendjelloun Avocat au Barreau de Rabat Docteur en Droit, Doctorant en Science Politique