Les révolutions du Jasmin et du Nil sont pleines de leçons. Inventaire. Voilà, la grande faucheuse de l'Histoire s'est mue, emportant sur son passage la deuxième victime du cri populaire arabe. Hosni Moubarak fait désormais partie du passif égyptien. Cependant il apparaît presque inutile de conjecturer sur les lendemains radieux ou pas de cette démocratie naissante. En revanche, il est, dès à présent, possible de tirer quelques enseignements de ce qui est advenue. 1) L'armée et le peuple ne font qu'un Il est inutile d'essayer de les dresser l'une contre l'autre. L'armée provient du peuple, l'armée vit les mêmes soucis quotidiens que le peuple. Garnir les poches de quelques gradés ne suffit pas. Le propre d'un régime autoritaire est sa complicité avec le corps armé pour contrôler le peuple. Or, les exemples tunisien et égyptien ont prouvé que l'armée n'était pas disposée à ouvrir le feu sur le peuple dont elle fait partie. Un tyran a le pouvoir de mettre au pas un peuple, magma indistinct, congrégation diffuse d'opinions, de revendications jamais relayées par une voix précise, mais les hauts gradés de l'armée n'ont pas la capacité de broyer la volonté de leurs troupes. Dans les deux cas, égyptien et tunisien, l'armée a sonné le glas de régimes désireux de mater les soulèvements populaires. Il faudra trouver autre chose. 2) Internet, une arme de destruction massive Il aura fallu attendre 15 ans et la maturité d'un prodigieux réseau digital pour que la toute-puissance illimitée de la vox populi numérique offre le prétexte à une fronde générale, massive et, du moins idéologiquement, organisée. Le coup de grâce advint en même temps que le 2.0, dernière mouture du Web par le truchement de laquelle les internautes ont pu interagir, parler. L'Internet de la conversation libre s'est substitué à une véritable opposition, véhicule classique du contre-pouvoir. Pour autant, bien qu'il soit entendu qu'ils renversent des autocrates, Twitter et Facebook ne gouvernent pas, ne sont pas porteurs de propositions de renouveau. Ce ne sont que des catalyseurs de révolte latente. Il faudra se couler dans les institutions de gestion de la chose publique, ou, au mieux, les remodeler. 3) L'épouvantail islamiste n'est plus La pax americana, et plus généralement le modèle de realpolitik occidental, voulait que, moyennant le «containement» des mouvances islamistes, toutes jugées radicales, l'Amérique se réservait le droit de maintenir un potentat répressif à la tête d'une nation arabe. Le deal est un confluent de la débâcle irakienne. En définitive, il existait deux options pour les US. L'Irak : intervention musclée, putsch forcé, schisme religieux, divisions, haine généralisée, terrorisme, dix ans de reconstruction, un trillion de dollars de perte, 30.000 GI sacrifiés et, sur le terrain, une démocratie qui n'en est encore pas une. Ou bien, s'arc-bouter sur un vieux raïs liberticide jouissant d'une aura. L'Amérique d'Obama, à travers le discours du Caire, a opté pour la deuxième option. Las, les jeunes et Internet se sont occupés de la rendre caduque. Lu dans Marianne cette remarque d'une Egyptienne : «On se moquait auparavant de ces jeunes qui passent leur journées sur Internet, on les a quand même suivis, nous avons bien fait». La prégnance d'Internet a coulé la pax americana. 4) Le mal-être d'une jeunesse sacrifiée La symbolique des révolutions du Jasmin et du Nil, la formidable puissance des images de jeunes déchirant des portraits de raïs déchu, les déchirements urbains de pro et anti-puissances obscures, les pleurs des femmes et autres gravures historiques de l'expression d'un cri populaire ne doivent pas calfeutrer une réalité moins romancée. L'aiguillon suprême d'un soulèvement tient en sept lettres : Chômage. L'Egypte en chiffres, c'est ceci : 80 millions d'habitants, 50 % de la population a moins de trente ans, 50 % de cette même population vit avec moins de deux dollars par jour (seuil de pauvreté selon la Banque mondiale). Le chômage et son corollaire la pauvreté ne sont pas uniquement une donnée statistique. Souffrir dans son statut de citoyen utile, c'est perdre sa dignité. Dans le monde arabe, dignité rime avec virilité. En priver le citoyen revient à lui dénier un constituant existentiel. A ce titre, il est étonnant de constater le nombre de fois où, interrogés sur leur mal-être, les jeunes Egyptiens ont évoqué l'impossibilité de se marier et donc de vivre pleinement leur masculinité. Avoir perdu sa dignité, c'est ne plus rien posséder. La mort dans ces circonstances ressemble à une délivrance. Subventionner les produits de première nécessité n'est qu'un pis-aller, restaurer la dignité qui accompagne un travail honnête, tel est le défi. 5) Des révolutionnaires égoïstes Pour la jeunesse arabe, le conflit israélo-palestinien ne veut plus rien dire. Jadis, toute initiative de révolte s'accompagnait, presque pour la forme, d'un message à l'endroit du colon israélien. Les châles de l'Intifada faisaient florès. L'enlisement du conflit, devenu une marotte pour l'opinion des jeunes, a tronqué son importance. En Tunisie comme en Egypte, la cause palestinienne, le démon israélien et autre antiennes ont perdu de leur symbolique. D'ailleurs, les gesticulations de Nethanyahou à propos du maintien nécessaire de Moubarak pour la paix dans la région, n'a trouvé aucun écho parmi la population. Les revendications n'avaient pas trait à un quelconque panarabisme. Longtemps, la fierté d'être arabe supposait qu'on luttât pour la création d'un Etat palestinien digne de ce nom. Aujourd'hui, la révolte s'est individualisée. A Tunis comme au Caire, on fustigeait d'abord une situation locale. Le régionalisme, concept assimilateur américain qui parle de Proche-Orient, de Moyen-Orient, est vidé de son sens. Les jeunes arabes ne se sentent plus les défenseurs de la cause palestinienne. Ils ne savent plus comment ça a commencé et pourquoi ça dure encore. Les révolutions arabes du troisième millénaire sont égoïstes et c'est bien ainsi. 6) La peur est morte Voici peut-être l'enseignement le plus essentiel des dernières semaines. La peur n'est plus. La religiosité, politiquement niée par Moubarak et Zine-el-abidine, mais implicitement soutenue (constructions de mosquée, discours lénifiant sur l'importance de la spiritualité…) n'apaise plus personne. Quelqu'un assimilait la religion à l'opium du peuple. Sirop soporifique à l'endroit d'une base populaire grugée dans ses droits mais pieuse, donc résignée. Cette mascarade est morte. Bien que l'islamisation soit massive en Egypte, le peuple, loin de se complaire dans la promesse d'une vie meilleure dans l'au-delà, réclame une vie meilleure maintenant et tout de suite. Cet état de fait, projetée dans l'après-transition, pulvérise à lui seul la possibilité, tant honnie, de confiscation de la liberté par les frères musulmans ou le mouvement Ennahda. De la même manière qu'il a bouté des tyrans enracinés au pouvoir pendant trois décennies, le peuple n'aura aucun scrupule à appliquer la même recette à tout régime répressif, y compris islamiste. 7) La femme s'est libérée Longtemps, les révolutions étaient une affaire d'hommes. Or, que nous apprennent les révoltés des diktats arabes ? Les femmes ont investi l'espace urbain. Autant que les hommes, elles ont combattu la mainmise répressive sur leurs droits élémentaires. En Egypte, la paralysie de l'économie officielle a résulté sur un système D de facture essentiellement féminine. Organisation de raouts, fabrication de banderoles, distribution de vivres, tenue du foyer, économisme de ressources alimentaires. Il fallait tenir le plus longtemps possible. Sans la méticulosité de la femme arabe, le soulèvement n'aurait guère abouti au départ forcé de Moubarak. La révolution tant acclamée d'Internet cache une réalité bien plus positive. C'est par, un, l'assentiment de la femme, son adhésion totale au bouleversement du statu quo et, deux, sa farouche implication sur le terrain que le changement a eu lieu. La misogynie et le machisme inhérents aux peuples arabes ont volé en éclats. La femme s'est dotée des moyens de son émancipation. L'avenir sera paritaire ou ne sera pas. 8) Sus au bâillonnement de l'ambition ! Le consumérisme tel que défini par le modèle américain, shopping de Noël, Thanksgiving, Halloween, Valentine's day, financement massif de l'économie, achats technologiques superflus (iPad, BlackBerry, etc.), mobilité libre, carte de crédit, amour du grand large, grosse cylindrée, mythe d'Horatio Alger (tout est possible, l'American dream), a triomphé. Abreuvé par les resucées hollywoodiennes bon marché ou, invariablement, le happy end se solde par le triomphe du Bien contre le Mal. Les jeunes, vides idéologiquement, ont adopté une ligne de vie. Sus au bâillonnement de l'ambition ! La cagoule cérébrale s'est brisée en mille morceaux. De nos jours, un jeune arabe s'assimile moins à la noble ascèse de l'imam qu'au glamour distillé par Ashton Kutcher, Justin Bieber et Kanye West. Le choc des civilisations de Huntington ne tient pas. Orient et Occident vibrent désormais au diapason d'un seul objectif : s'habiller, conduire et claquer. Toute entité se dressant entre le peuple et ce triptyque des temps modernes est vouée à l'éradication. L'américanisation des esprits, grand paradoxe, a atteint son paroxysme dans le monde arabe. 9) Les puissances étrangères ne protègent personne Les présidents tunisien et égyptien l'ont vérifié à leurs dépens. La Tunisie, diplomatie docile, a vendu l'essor populaire contre l'ouverture de son économie aux investissements étrangers et la promesse implicite de maintenir l'ordre et d'éloigner durablement les mouvances religieuses. Moubarak a saigné son peuple aux quatre veines et a justifié ce rançonnage par le traité de paix signé avec Israël et la garantie d'être un pays de transit pour le pétrole saoudien via le Canal de Suez. Grand bien leur ont fait. A peine le peuple a-t-il frémi que ces puissances supposées bienveillantes ont retourné casaque. L'erreur arabe voudrait qu'avec force servilité, vacances fastueuses à l'œil pour hauts responsables occidentaux, l'on s'octroie un blanc-seing sur le sort de son peuple. La doctrine n'est plus. Les tergiversations françaises sur la légitimité des régimes arabo-musulmans ont été implosées par la position claire d'Obama. Globalement, sa prise de position au profit de peuple égyptien a très légèrement vacillé depuis le début du trouble. Tisser un réseau à l'international est donc une posture nulle et non avenue. La diplomatie des invitations mille et une nuits a fait son temps. Mieux, la transition démocratique de ces pays ne dépendra en aucun cas du bon vouloir occidental. 10) Personne n'est immunisé, mais… il y a un mais La grande question : le Maroc sera-t-il touché ? Oui et non ! Oui, car le risque zéro n'existe pas. Il montera toujours au créneau des têtes brûlées qui, en totale méconnaissance de la dynamique économique actuelle, se feront les avocats du diable contestataire. Blogueurs échevelés, militants d'Al Adl Wa Al Ihsane et plus d'un conglomérat fragmenté de déçus de la vie peuvent, au jour du 20 février, charrier la pétaudière. Cette manifestation, résultat d'un vent de fronde sur Facebook, aura lieu. Comment sera-t-elle gérée ? Produira-t-elle des débordements ? Et si oui, de quelle ampleur seront-ils ? Il est à supposer que la marche comprendra de potentiels Bouazizi, grands désespérés du marché de l'emploi. Il ne faudra surtout pas réprimer le défilé. Des images circuleront, on entendra des slogans qui feront désordre. A la vérité, la gestion de cette marche devra ressembler à celle de Agdim Izyk, elle devra être pacifique et (à ceci près) médiatiquement ouverte. Pour autant, le 20 février n'est pas amené à devenir une date-clé dans l'Histoire du pays. En réalité, l'essentiel des griefs portés à la gestion du royaume est le fait d'insurgés anachroniques, pur produit d'une lutte vieillotte, anciens détenus politique digérés par le jeu partisans gauchos de la première heure, révolutionnaires guévaristes surannés. Mais enfin, le Maroc est un pays jeune. Avoir vingt ans en 2011, c'est s'être socialisé politiquement sous le règne de Mohammed VI. Or ce règne, a contrario des années de plomb, n'a aucunement été sous-tendu de la répression d'un régime répressif. Les réformes se sont enchaînées, la libre concurrence s'est installée, les opportunités multipliées, la pauvreté combattue, l'habitat insalubre limité, le champ des libertés étendu. Il est faux de penser, comme le fait l'Occident, que les rouages de la révolte sont les mêmes dans tout le monde arabe. Les insurgés tunisiens et égyptiens sont nés et ont grandi sous Ben Ali et Moubarak. Le ras-le-bol tenait d'un pessimisme indécrottable. Il n'y avait effectivement plus rien à attendre de ces régimes sclérosés menés l'un par un septuagénaire et l'autre par un octogénaire. Nous sommes très loin de cette configuration. Dans l'absolu, il souffle, depuis dix ans, un vent d'optimisme, un élan réformateur sur ce pays. Ceci est une réalité. Réda Dalil