Nouveau scandale du blé importé Une nouvelle bombe dans le secteur des minotiers. Une société suisse, basée à Genève, a introduit plusieurs plaintes à l'encontre d'un groupe de minotiers auprès des autorités judiciaires marocaines. Les motifs vont de l'escroquerie au détournement de plusieurs millions de dollars à l'étranger. En cessation de paiement depuis 2000, Cerelex fait également l'objet d'un procès intenté par les services de la Douane pour fuite de capitaux à l'étranger. Les scandales financiers se suivent, se ressemblent à quelques détails près, et leur odeur est la même : puante et écœurante à vomir. D'investigations en instructions, la face cachée de l'iceberg d'un certain passé apparaît, au grand jour, et livre avec elle ses abominables secrets. Après les scandales qu'a connus le secteur public, avec l'éclatement des affaires de la CNCA, du CIH, de la CNSS et de la BCP, un autre dossier vient de retentir en début de cette année. L'affaire concerne un milieu, régulièrement incriminé, celui du blé. Pas celui porté devant la Cour spéciale de justice ( CSJ ) en 2000, concernant la dilapidation des deniers privés, ou celui du retour au pays du grand magnat du blé et ex-président de l'APM, accusé d'abus de biens publics et privés et d'abus de confiance. Mais plutôt d'une affaire d'escroquerie à grande échelle dont a été victime une société suisse d'exportation de blé. Celle-ci est connue sous le nom de Tradicran. La double plainte, civile et pénale, qu'elle a présentée contre la société Cerelex, dont le tour de table était constitué de la crème des minotiers marocains (le pauvre Ghali Sebti en tête des actionnaires) est sérieusement compromettante. Une nouvelle bombe. Les termes développés, en long et large, par les avocats de la société suisse vont de l'escroquerie, la malversation au non-paiement des dettes évaluées à plusieurs millions de dollars en passant par le délit de fuite de capitaux. Au Maroc, tout le monde sait que le commerce du blé a longtemps été le domaine par excellence de toutes les magouilles, de tous les excès et de toutes les complicités. Les affaires jugées ou en cours de jugement prouvent et appuient ce malheureux constat. L'affaire Tradicran contre Cerelex, vient ajouter de l'huile sur le feu d'un secteur déjà pointé de l'index. Dans cette affaire, et en se basant sur les termes de la plainte déposée par la société genevoise auprès de la Brigade économique et financière (BEF) relevant de la police judiciaire de Casa-Anfa, il est question de faux et usage de faux doublés d'une opération de détournement de plusieurs millions de dollars. Des dirhams, on passe maintenant aux dollars. Bref, pour mieux comprendre les soubassements de cette affaire, il faut revenir quelques années en arrière. Tout a commencé en 1997. Une poignée de minotiers conduits par Ghali Sebti ( encore lui ) décident de créer la société Cerelex spécialisée dans l'importation de blé. Le choix est porté sur la ville de Casablanca, Bd Zerktouni, pour abriter le siège de la société. Réussir dans les affaires de blé suppose être à proximité d'un port comparable à celui de la capitale économique. Les bateaux chargés de céréales se succèdent au port, les uns après les autres. Le commerce est juteux et rentable. Tout le monde, ou presque, y trouve son compte. Les Marocains achètent à crédit et promettent de rembourser. Les Suisses, eux, ne se doutaient pas qu'ils allaient laisser des plumes dans cette affaire. Les représentants de la société importatrice (au nombre de 16 minotiers) jouissent tous d'une bonne notoriété sur le marché céréalier marocain. En plus, l'un des grands associés dans le projet n'est autre que l'ancien président de l'Association professionnelle des minotiers (l'APM). Ghali Sebti, à lui seul, représentait un gage. Une personne influente qui contrôlait toutes les ficelles, en amont et en aval, de la filière céréalière. Un protocole de partenariat a été signé entre les deux parties, consistant à acheter uniquement chez les Suisses en contrepartie de commissions importantes que les minotiers marocains toucheraient une fois la marchandise livrée. Faillite programmée En tout et pour tout, le partenariat n'a duré que quatre ans. Quatre ans ( de 1997 à 2000 ) durant lesquels la société genevoise a livré des milliers de quintaux de blé aux Marocains sans aucun remboursement. Parallèlement, l'APM commençait à prendre l'eau. Auparavant, le ministre de l'Agriculture de l'époque, Hassan Abouyoub, avait commandé un audit sur les comptes de l'association. Des anomalies de gestion et des détournements de fonds avaient été constatés. Hassan Abouyoub saisit le ministre de la Justice, Omar Aziman, qui diligente, à son tour, une enquête judiciaire. Voilà que la machine judiciaire se met en branle. Le scandale du blé éclate et les membres de l'Association des minotiers se sont partagé l'essentiel des peines d'emprisonnement allant de 6 ans à 3 mois. Ghali Sebti, l'actionnaire de référence de Cerelex, prend la poudre d'escampette. Il laisse tout derrière lui. Notamment les factures jamais honorées au profit de la société Tradicran. Nous sommes en décembre 2001. Date qui marque le début du procès des minotiers devant la Cour spéciale de justice. Sentant l'étau se resserrer, les autres membres du conseil d'administration de Cerelex paniquent. En l'absence de l'homme fort de la filière du blé, ils ont opté pour la dissolution, puis la liquidation judiciaire de la société. En cessation de paiement, Cerelex arrête ses activités et licencie ses employés. Tradicran essaye d'entrer en contact avec l'instance dirigeante de la société, en l'occurrence Hamdi Mutafa, président de Cerelex et le directeur général Kamal Aït Bouabid, mais en vain. C'est le début du cauchemar. Aucune solution n'a été pour autant proposée pour régler le conflit à l'amiable. L'astuce ? Elle est simple et consiste à déclarer la faillite de l'entreprise. Les Suisses réagissent immédiatement et déposent une plainte auprès du tribunal commercial de Casablanca. Les choses s'activent et le tribunal nomme un syndic et ordonne une procédure de redressement judiciaire. La société genevoise interjette appel auprès de la chambre commerciale de la Cour d'appel de Casablanca début 2003. En même temps, elle saisit pénalement le parquet du tribunal de première instance de Casa-Anfa. Ce dernier confie le dossier à la Brigade économique et financière qui mène son enquête. À ce jour, l'affaire suit son cours normal et la PJ a procédé à l'audition de plusieurs membres du conseil d'administration de Cerelex. Selon une source bien informée à la PJ, la plainte tourne essentiellement autour de la faillite frauduleuse provoquée par les membres du conseil d'administration qui sont également les principaux créanciers de Tradicran. Il s'agit de Ghali Sebti ex-patron des moulins de Fès, Aït Bouabid Kamal (directeur général à la société Cerelex), Younès Abderrahmane (minotier de son état), Agouzal Moulay Messaoud (Minoteries Zarhoun Meknès), Hamdi Mustapha (Minoteries Fassia Casablanca), Mustapha Sossi Alaoui (Minoteries Manar de Fès), Mohamed Bouayad (Nouvelles Minoteries Bab Al Kissa de Fès), Abdellah Raji (Minoteries Mkalla de Casablanca), Ahmed Bouaïda (Minoteries Atlas Aït Melloul ), Lahlou Haj Hamid (Minoteries Saïdia de Tétouan ), Dahbi Haj Abed ( Minoteries Barouk de Salé), Laraïchi Haj Taher (Nouvelles Minoteries Saâdiyine de Meknès), Hamdi Amer (Minoteries Saâdia de Berkane), Mustapha Madrassi (Minoteries Beni N'sar) de Nador, Belfkih Hamida (Les Grandes Minoteries de Tiznit), Ahmed Benchelka (Nouvelles Minoteries de Tassaout Kelaât Sraghna). Selon la plainte, tant civile que pénale, ils ont tous acheté, au nom de la société Cerelex, en cessation de paiement depuis 2000, des quantités considérables de blé qu'ils ont commercialisées pour leur propre compte. Le marché marocain a été donc inondé par le blé suisse, non payé, pour les intérêts d'une frange de minotiers en exploitant les failles, flagrantes, de la législation censée protéger en premier lieu les intérêts du producteur local. Faillite programmée C'est ce système peu transparent qui a produit cette situation vicieuse et monopolistique. Les créances, elles, se chiffrent à peu près à 109 millions Dhs. Ajouté à cela, le déficit déclaré par le syndic est estimé à 41 millions Dhs. Mieux encore. Selon la défense de Tradicran, les membres du conseil d'administration de Cerelex ont même puisé dans le capital de la société pour environ 40 millions Dhs, ce qui a provoqué une faillite certaine de la société. Pire encore, les associés sont soupçonnés, entre autres, par Tradicran de malversation et de détournement de fonds à l'étranger, perçus à titre de commissions. Celles-ci sont évaluées par les Suisses à 2,4 millions de dollars américains, soit 26,5 millions Dhs. Elles représentent neuf versements d'une valeur de 1,3 million de dollars versés, et non rapatriés au Maroc, au profit de quelques membres de l'instance dirigeante via une société Off Shore, Realtor Associates Limited, dont le siège se trouve aux Bahamas et huit autres, d'un montant de 1,1 million de dollars versés par l'intermédiaire de la société Off Shore, Nuffton Properties Limited, sise à Tortola British Virginia Island. La plainte pénale comporte également d'autres charges comme le détournement de la somme de 2,4 millions de dollars, représentant 12 contrats d'achat de blé, versés au profit des dirigeants de Cerelex. Sans oublier, au passage, d'autres contrats d'achat de marchandises, qui ont permis à la même poignée de minotiers de s'accaparer du montant de 9,1 millions de dollars américains. Une série d'opérations douteuses : accumulation des dettes vis-à-vis des Suisses et des banques marocaines, fuite de capitaux à l'étranger, non-respect de la procédure commerciale en matière de redressement judiciaire... autant d'arguments développés dans le même sens par la défense de Tradicran. Pour appuyer leur requête introduite auprès du parquet, les responsables de la société suisse citent plusieurs noms de code d'opérations de livraison, leurs dates de débarquement au port de Casablanca, et les engagements non encore réglés. Valeur aujourd'hui, une action purement commerciale intentée afin de recouvrer les créances, doublée d'une plainte pénale auprès des autorités judiciaires. Et pour clore ce sombre tableau, il faut signaler également un autre procès, en cours, actionné par les services de la Douane contre les mêmes personnes, pour non-rapatriement de devises au Maroc. Une autre résultante d'une libéralisation mal ficelée effectuée sur fond d'enrichissement sans cause et d'intérêts personnels par les ex-responsables de l'association des minotiers. Au nom de la libéralisation, le circuit officiel, qui consiste à ce que l'ONICL choisit des intermédiaires par voie d'appels d'offres pour importer le blé en cas d'insuffisance, a été contourné au profit d'un système de libre-concurrence. Le constat est tel qu'il a acculé l'agriculteur au désarroi suite aux opérations d'importation du blé étranger. En effet, la baisse du prix du blé étranger a suscité l'engouement des importateurs et a cassé en même temps la production nationale. C'est tout le secteur, depuis le producteur, les coopératives en passant par les commerçants, qui s'est retrouvé durement frappé par cette malédiction. Des stocks énormes de blé national n'ont pas trouvé preneur. Pendant ce temps, histoire de remonter le temps, les paysans ruinés et battus continuent à verser des larmes. À qui profitait cette situation ? Seulement à une poignée de minotiers qui ont cherché à contrôler tout le circuit de la filière céréalière : production, vente, importation et même exportation du blé. Bref, un verrouillage total du marché. Aujourd'hui, et avec toutes les actions introduites en justice, aussi bien devant la CSJ ( procès de Ghali Sebti de l'APM) qu'auprès des juridictions ordinaires, les magouilles qui ont miné le secteur du blé se révèlent, au grand jour, et portent un coup dur à cette profession mise à l'index depuis l'éclatement de l'affaire des minotiers en 2000. La société Tradicran tient à ce que justice soit faite. Elle a multiplié les recours dans ce sens. En pénal, comme en civil, ou même au niveau de la Douane, les membres du conseil d'administration de Cerelex sont appelés à répondre solidairement des chefs d'accusation retenus contre eux. “Dans cette affaire, et en se basant sur les termes de la plainte pénale déposée par la société genevoise auprès de la Brigade économique et financière (BEF) relevant de la police judiciaire de Casa-Anfa, il est question de faux et usage de faux doublés d'une opération de détournement de plusieurs millions de dollars”. Poursuite du procès de Ghali Sebti Le 26 janvier 2004 est un jour très attendu dans les milieux des minotiers. C'est une journée qui marque la deuxième comparution de Ghali Sebti, l'ancien président de l'APM, devant les juges de la Cour spéciale de justice de Rabat. L'affaire rebondit un mois après le retour de Ghali Sebti au Maroc. La justice reprend l'examen du dossier et il est attendu qu'il ordonne un complément d'information pour instruction. Ghali Sebti, condamné par contumace à 15 ans de prison ferme et poursuivi aujourd'hui en liberté provisoire, doit se conformer aux dispositions de la loi pour constituer sa défense. Il est donc provisoirement libre en attendant que la Cour spéciale de justice nomme un juge d'instruction chargé spécialement d'instruire son dossier. Les accusations qui pèsent sur l'ex-président de l'APM concernent "le détournement de deniers publics, le trafic d'influence et la falsification de documents comptables". La réapparition volontaire de cet homme recherché requiert un retour en arrière sur l'affaire qui a pris l'allure d'un véritable scandale et fait couler beaucoup d'encre. L'affaire a éclaté en 1997. L'ex-ministre de l'Agriculture, Hassan Abouyoub, actuellement ambassadeur du Maroc à Paris, a déposé une plainte contre l'APM auprès de l'ex-ministre de la Justice, Omar Aziman. La plainte en question est en fait un rapport sur les irrégularités de l'association dans lequel Abouyoub appelle à l'ouverture d'une enquête sur notamment les fonds versés par l'Etat à l'APM que cette dernière aurait employés à d'autres fins. Selon des sources dignes de foi dans le milieu des minotiers, on avance que le gros paquet des détournements de fonds concerne justement la subvention ou la compensation qu'accorde annuellement l'Etat aux minotiers. Où va exactement cet argent ? Réponse d'un minotier ayant requis l'anonymat : “La subvention est détournée à d'autres fins que celles que lui fixent les pouvoirs publics, comme son transfert au profit de la farine de luxe et la conditionnalité de la vente. Donc elle n'a jamais atteint sa cible : les consommateurs ainsi que les agriculteurs”. Ce constat est consigné également dans des PV du conseil d'administration de l'APM de janvier 1994 dont LGM détient des copies. Il est écrit que : “l'ONICL considérant que la moyenne nationale des rendements blancs est de 78 %, d'après les déclarations des minotiers, alors qu'elle devait être de 74 %, faisant ressortir une différence de 4 points prise par les moulins correspondant à 640 millions Dhs… Cette affaire aurait pu être dramatique pour les moulins du Maroc”. La justice a-t-elle un droit de regard sur la question de la subvention accordée aux minotiers ? Pour l'instant, elle ne le fait pas. Les différents gouvernements qui se sont succédé depuis l'indépendance du pays ont toujours maintenu la subvention à ce secteur qui n'en fait qu'à sa guise.