Assainissement Le chantier de l'assainissement de la justice suscite actuellement une virulente polémique entre le ministre de la Justice et certains milieux judiciaires, notamment quelques magistrats et autres avocats. Curieusement, les partis politiques et la société civile qui devraient en premier se positionner sont absents de ce débat, pourtant essentiel pour l'avenir de notre société. De son côté, la presse adopte une position, le moins qu'on puisse dire, ambiguë. Pourtant, le récent rapport de la Banque mondiale, très critique sur la situation de la justice dans notre pays, devrait mobiliser tous les efforts pour une réforme urgente du secteur. En tout cas, la volonté politique semble présente cette fois pour aller de l'avant. Le constat fait l'unanimité aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur du pays : notre justice va mal ! En un mot, personne ne cache plus que le secteur est gangrené par le fléau de la corruption. D'ailleurs, aussi bien la Banque mondiale que d'autres organismes internationaux imputent les hésitations des investisseurs étrangers à placer leur argent dans notre pays au manque de confiance en l'impartialité des tribunaux marocains. Les pouvoirs publics sont conscients de cette réalité. C'est pourquoi ils accordent -plus précisément depuis le milieu des années 1990- une attention particulière à ce secteur. L'intérêt de l'Etat s'est notamment illustré dans le choix très minutieux des personnalités chargées du département de la Justice. Ainsi, pour tourner la page de la triste période dite d' "assainissement" de 1996, qui avait vu la main du ministère de l'Intérieur interférer dans les affaires de la justice pour des histoires de règlements de comptes avec certains milieux des affaires, un critère fondamental allait prévaloir. Il s'agit essentiellement de la probité du titulaire. Il en a ainsi été d'Omar Azziman qui a été nommé en août 1997 à la tête de ce département clé, après son passage au ministère des Droits de l'homme où il avait commencé à faire du bon travail. Omar Azziman a été maintenu dans ses fonctions de ministre de la Justice dans le gouvernement d'alternance présidé par Abderrahaman Youssoufi. La même référence d'intégrité semble avoir présidé au choix du titulaire actuel du poste lors de la constitution du gouvernement présidé par Driss Jettou, à l'issue des élections de septembre 2002. La mission essentielle confiée à ces hauts responsables lors de leur nomination se résumait à initier les réformes requises pour la mise à niveau du secteur de la Justice. Car, dans ce domaine, les attentes de l'opinion publique sont considérables et pressantes. Quelle évaluation peut-on faire, très succinctement du bilan d'Omar Azziman à la tête du département de la justice de 1997 à 2002 ? A son arrivée, Omar Azziman avait commencé par réactiver le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) qui ne s'était pas réuni depuis deux ans. Le CSM, rappelons-le, est une instance constitutionnelle mise en place pour garantir l'indépendance des juges, et partant, l'impartialité de la justice. Dans ce but, il s'occupe des questions relatives à la carrière des magistrats pour tout ce qui concerne leur nomination, leur promotion, leur mutation ou leur sanction éventuelle. Pris dans l'euphorie de ce succès relatif, le ministre de la Justice allait déclarer en octobre 2002 lors d'une conférence de presse que "le train des réformes (de la justice) est en marche et personne ne pourrait l'arrêter !". La temporisation d'Azziman Malheureusement, les évènements n'allaient pas tarder à lui montrer que la tâche était rude, voire impossible. Il dut affronter, en effet, très rapidement une fronde des juges provoquée par les propos qu'il prononça lors d'un séminaire à Casablanca, début 1999, dans lesquels il fit référence à la corruption qui sévit dans les milieux judiciaires. Devant la virulence de la levée de boucliers que sa déclaration suscita parmi les juges, Omar Azziman se rétracta. Commentant cet incident quelques mois plus tard lors d'une émission sur TV5, le Premier ministre Abderrahman Youssoufi allait user d'une métaphore selon laquelle les juges avaient voulu "manger" Azziman lorsqu'il évoqua la corruption au sein de leur corporation. Le ministre de la Justice Omar Azziman a donc reculé. Il donna même l'impression de se recroqueviller dans son ministère, refusant de communiquer sur la politique qu'il comptait initier dans son département. En tout cas, les résultats de son passage dans ce dernier déçurent bien des espoirs à tel point que certains n'hésitèrent pas à lui imputer une part de responsabilité dans l'échec relatif du gouvernement d'alternance de Youssoufi qui avait fait de la réforme de la justice l'une des priorités de son programme. Aujourd'hui, avec le changement à la tête au ministère de la justice, c'est l'Usfpéiste Mohamed Bouzoubaâ qui détient le poste. C'est un proche de Youssoufi, et même si ce dernier a pris tout récemment sa retraite, il continue selon leurs amis communs à avoir de l'ascendant sur lui. M. Bouzoubââ est ensuite un "politique" qui ambitionne certainement d'achever le travail qui n'a pas été accompli sous le cabinet d'alternance dont il était d'ailleurs membre en tant que ministre chargé des relations avec le Parlement. Cette étiquette de "politique", cependant, se révèle être à double tranchant. Elle est en effet brandie par les adversaires du ministre pour qualifier de "règlements de comptes politiques" certaines actions qu'il entreprend dans le cadre de l'assainissement du secteur. Et dans ce cadre, force est de constater que le ministre de la Justice n'a pas chômé. On peut même dire que c'est le membre du gouvernement Jettou qui bouge le plus. C'est ainsi que, le mois dernier, il donna ses instructions fermes pour sortir des tiroirs poussiéreux du département de la justice l'article 16 du Statut de la Magistrature sur le contrôle du patrimoine des magistrats. Cette disposition impose à tout magistrat de déclarer les biens immobiliers et valeurs mobilières qu'il possède ainsi que ceux qui sont enregistrés au nom de ses enfants et conjoints. Toute modification dans la situation matérielle de ces juges, à la suite d'un héritage par exemple, doit en outre faire l'objet d'une déclaration complémentaire. L'article 17 du même statut donne le droit au ministre de la Justice de suivre l'évolution du patrimoine des membres du corps de la magistrature en procédant régulièrement à des inspections d'évaluation. 17 juges impliqués C'est en particulier l'affaire Mounir Erramach, qui a éclaté en août dernier, qui est à l'origine de la réactivation de cette mesure (voir pages suivantes). L'interrogatoire du baron de la drogue de Tétouan, complété par un rapport d'une commission d'enquête du ministère de la Justice, a en effet démontré l'implication d'un certain nombre de juges dans des affaires de corruption liées au trafic de drogue dans la région du Nord. Les dossiers d'une douzaine de magistrats vont ainsi être soumis au Conseil supérieur de la magistrature lors de sa prochaine session, alors que cinq autres magistrats plus impliqués ont été déferrés en état d'arrestation devant la Cour spéciale de justice. C'est le sort réservé à ces derniers qui n'a pas été du goût de certains de leurs collègues qui invoquent les articles 265 et 266 du Code de procédure pénale pour demander à ce qu'ils soient traduits devant la Cour suprême. Le ministre invoque pour sa part les dispositions légales prévoyant de déférer devant la Cour spéciale de justice tout fonctionnaire pour corruption au-delà d'un montant en cause de 25.000 Dh. Ainsi que le souligne Me Abderrahim Berrada dans un rapport fait pour le compte de l'Association Transparency Maroc, c'est la quasi-inexistence de sanctions qui encourage la corruption au sein des tribunaux (voir encadré). En tout cas, la levée de boucliers actuelle, malgré sa virulence, ne semble pas pouvoir faire céder M. Bouzoubaâ qui compte mener à bien sa mission d'assainissement. D'autant plus que, contrairement à son prédécesseur, il communique à droite et à gauche pour expliquer sa politique, même si la mobilisation espérée dans un dossier aussi sensible ne se manifeste pas de la part de la société civile. Et surtout, le ministre de la Justice a l'appui du Souverain qui a donné ses instructions en sa qualité de Président du CSM pour que le magistrat instigateur de la pétition contre l'arrestation des cinq magistrats convaincus de corruption soit suspendu. Preuve que, cette fois, la réforme de la Justice bénéficie au plus haut niveau de l'Etat de la volonté politique qui lui a fait défaut par le passé pour être conduite à bon port. La Corruption dans le milieu judiciaire Parmi les facteurs qui facilitent la corruption au sein du milieu judiciaire, Me Abderrahim Berrada cite, dans un rapport fait pour le compte de Transparency Maroc, la quasi-inexistence de sanctions. A cet égard, l'avocat du barreau de Casablanca énumère trois situations possibles : ou bien le juge corrompu, au su de tous, perpètre ses forfaits à longueur d'année sans jamais être inquiété ; ou bien il est sanctionné (par le Conseil supérieur de la magistrature) mais trop faiblement par rapport à la gravité de ses actes ; ou bien – et c'est le cas le plus fréquent-- il est sanctionné mais seuls quelques initiés sont au courant, du fait qu'il n'a pas été jugé dans un procès public assorti d'une médiatisation à la mesure de cette grave forfaiture qu'est la corruption dans le milieu judiciaire. C'est ce que semble vouloir éviter Mohamed Bouzoubaâ en soumettant le dossier des cinq magistrats fortement impliqués dans le dossier de Mounir Erramach à la Cour spéciale de justice.