Le Maghreb a été la semaine dernière au centre d'une activité diplomatique sans précédent. Le chassé-croisé diplomatique s'est conclu par le Sommet euro-maghrébin, les 5 et 6 décembre courant. Au menu des discussions figuraient bien entendu la coopération économique, mais également la lutte contre le terrorisme et l'émigration clandestine, la sécurité ainsi qu'une meilleure intégration maghrébine. C'est la concrétisation de cette intégration qui favoriserait l'approfondissement de la coopération avec l'Union européenne. Le regain d'intérêt pour le Maghreb de la part des Européens et des Américains a évidemment de quoi réjouir les pays de la région. Cette nouvelle “maghrébophilie” euro-américaine illustre la place stratégique de la région dans le nouveau contexte géopolitique et les potentialités dont elle dispose. Arrimé économiquement à l'Europe pour des raisons historiques, humaines et culturelles, le Maghreb devient une zone de luttes d'influence entre les puissances occidentales transatlantiques. La visite-éclair du secrétaire d'Etat américain, Colin Powell, dans les trois principaux pays maghrébins, à la veille de la visite d'Etat de Jacques Chirac en Tunisie et du “dialogue 5+5” n'est pas le fruit du hasard. Elle fait partie de la compétition euro-américaine de plus en plus vive dans la région. Compétition euro-américaine Même si Colin Powell a rejeté toute idée de concurrence entre l'Europe et les USA, préférant parler de complémentarité, il n'en reste pas moins qu'il y a bel et bien compétition. Certains observateurs voient dans cette courte tournée une intention délibérée de Washington de punir la France pour ses positions hostiles à la guerre contre l'Irak. Il s'agit de signifier à Paris que le Maghreb ne constitue plus sa zone quasi exclusive d'influence et que l'Amérique est bien déterminée à y jouer un rôle grandissant, notamment sur le plan politique et diplomatique. En effet, les Américains, lancés dans leur croisade contre le terrorisme international, saisissent cette occasion pour marquer des points contre la France dans cette région frappée à son tour par le terrorisme. Ayant pris conscience que l'absence de solution rapide et définitive à ce conflit constitue un facteur majeur d'instabilité en Afrique du Nord, “Les Etats-Unis encouragent le Maroc et l'Algérie à entreprendre des négociations directes pour parvenir à un règlement politique de la question du Sahara”, a déclaré Colin Powell à l'issue de sa visite au Maroc. Ce revirement de la diplomatie américaine à l'égard de l'affaire du Sahara marocain vient conforter la position de notre pays dans la défense de sa souveraineté et de son intégrité territoriale. Sur le plan strictement économique, l'intérêt des Américains pour la région ne date pas d'aujourd'hui. Mais ils savent qu'ils ne font pas le poids devant l'intensité des liens de coopération économiques entre l'Europe (la France notamment) et les pays du Maghreb. Le secrétaire d'Etat américain vient d'annoncer le quadruplement de l'aide économique au Maroc pour la porter à 40 millions de dollars l'année prochaine. Ce montant reste dérisoire comparé à l'aide européenne, notamment française, qui sera doublée pour atteindre 300 millions d'euros entre 2004 et 2006. Il convient de rappeler que longtemps avant le début des négociations entre le Maroc et les Etats-Unis pour la création d'une zone de libre-échange, les Américains avaient manifesté un intérêt grandissant pour la région, à travers l'initiative Eizenstat. Lancée il y a une dizaine d'années, cette initiative, considérée comme complémentaire du partenariat euro-maghrébin, propose un partenariat économique entre les USA et le Maghreb. Mais elle est assortie d'un préalable d'importance, à savoir le démantèlement de toutes les barrières intra-régionales qui entravent le développement des échanges commerciaux et de l'investissement. Un marché maghrébin unifié (près de 80 millions de consommateurs) aurait une taille suffisante pour attirer les capitaux américains dans la région, en particulier au Maroc, en Algérie et en Tunisie. L'échec de cette initiative a conduit les Américains à renoncer à toute idée de partenariat avec le Maghreb en tant que regroupement économique. Ils se sont repliés sur l'approfondissement de la coopération bilatérale avec chacun des pays du Maghreb et la création de zones de libre-échange, comme c'est le cas avec le Maroc. Accélérer l'intégration maghrébine Malgré les appels incessants des Américains et surtout des Européens pour une intégration maghrébine renforcée, aucune avancée significative n'a été enregistrée. Si l'on compare les objectifs de la Charte de l'Union du Maghreb Arabe (UMA), signée le 17 février 1989 à Marrakech, avec les réalisations après presque 15 ans d'existence, les résultats sont consternants. Les objectifs proclamés de l'UMA se déclinent ainsi : renforcer les liens de fraternité entre les cinq Etats membres et leurs peuples, préserver la paix dans la région, poursuivre une politique commune dans différents domaines et œuvrer progressivement à réaliser la libre circulation des personnes, des biens et services et des capitaux. Mais, comme chacun le sait, cette institution a gelé son activité depuis 1994, laissant à chacun de ses membres le soin de mener sa politique en fonction de ses moyens et de ses intérêts, sans concertation avec l'ensemble des autres pays. Alors que les économies maghrébines sont confrontées à de multiples défis (démantèlement des tarifs douaniers à la suite d'accords d'association avec l'UE ou d'adhésion à l'OMC, libéralisation du marché mondial du textile, élargissement de l'UE à l'Est…), la non-intégration constitue une importante entrave au développement pour toute la région. Aucun pays ne pourra espérer tirer son épingle du jeu en faisant cavalier seul. Même la Tunisie qui réalise à ce jour les meilleures performances économiques et sociales de la zone finirait par s'essouffler sans l'appui de l'espace maghrébin. En vertu de son rôle d'instrument d'intensification des échanges entre les pays de la région, de moteur de la croissance et de facteur attractif des investissements directs étrangers (IDE), l'intégration maghrébine est le passage obligé pour tirer le meilleur profit de la mondialisation. Selon une étude de la Direction de la politique économique générale (DPEG, ministère des Finances et de la privatisation) sur les enjeux de l'intégration maghrébine, le coût du non-Maghreb peut s'avérer insoutenable pour tous les pays de la région. Loin des objectifs proclamés par la charte de l'UMA, les échanges commerciaux intra-maghrébins demeurent extrêmement marginaux, ne représentant en 2000 que 0,6 % de leurs échanges extérieurs. Par comparaison, le commerce intra-zone représentait 60,2 % des échanges de l'Union européenne, 22,3 % de l'ASEAN (pays du sud-est asiatique). Si le niveau des échanges intra-maghrébins atteignait la même intensité que celle de certains regroupements des pays du Sud, le gain pour la région serait de 800 millions $ par an, hors hydrocarbures, et 1,6 milliard $ si on inclut ces dernières. Par ailleurs, une intégration maghrébine avancée attirerait davantage de capitaux étrangers. Si les pays de la région parvenaient à améliorer leur attractivité pour recevoir autant d'IDE que les pays émergents en pourcentage de l'investissement total, les investissements étrangers à destination du Maghreb pourraient augmenter de 3 milliards $ par an. Au total, la réalisation de l'intégration se traduirait par un gain annuel de 4,6 milliards $ par an. C'est pour cette raison, entre autres, que les chefs d'Etat et de gouvernement présents à Tunis ont tous insisté sur l'impératif d'une accélération de l'intégration maghrébine pour favoriser le rapprochement économique et politique avec l'Europe, améliorer le bien-être des populations de la région et faire de la Méditerranée occidentale une zone de sécurité et de stabilité.