Si l'expérience de la Chabiba Islamiya reposait sur la prise de conscience quant aux capacités intrinsèques du mouvement islamiste, l'expérience d'Al adl Wal Ihsane ( Justice et bienfaisance) s'inscrit dans le cadre de la confirmation de ces capacités. Cette expérience a reposé sur des conditions générales et spécifiques et a démontré l'aptitude de cette association à concilier entre les règles fondamentales de l'islamisme et les spécificités de la société marocaine. 1Les conditions générales ou le succès du Khomeïnisme Si dans l'expérience de la Chabiba islamiya, les conditions générales et spécifiques se rapportaient à la lutte contre le Nassérisme et contre la gauche marxiste, lesquelles avaient conduit jusqu'en 1975 à une alliance objective avec le pouvoir, les conditions générales et spécifiques liées à l'apparition d'Al Adl Wal Ihsane vont consacrer la rupture avec le pouvoir. Ainsi, le succès de la révolution islamique en Iran, en 1979, a consacré le triomphe de la théorie de Wilayat Al Fakih ( le règne du théologien). Cette théorie élaborée au cours du 19ème siècle par Ahmed Anniraki et présentée dans son ouvrage "Awaïd Al Ayyam" publié en 1830, a été appliquée par l'Ayatollah Khomeïny. Aussi, le Khomeïnisme devait-il rendre un grand service au courant islamiste sunnite en lui ouvrant la perspective de la prise du pouvoir. Autrement dit, le Khomeïnisme a transformé la revendication à l'attachement aux lois divines en action pour la prise du pouvoir dans le cadre de la légitimité. Cette tendance allait inspirer le système sunnite à travers la recherche d'un équivalent à la théorie de Wilayat Al Fakih et à travers le dépassement de l'approche réactive pour entamer la phase de l'initiative. De Wilayat Al Fakih à la Wilaya de l'islamiste La théorie de Wilayat Al Fakih repose sur deux éléments essentiels: ‡ Le premier est représenté par la légitimité du règne du Fakih sur l'Etat islamique en attendant le retour de l'Imam Al Ghaïb ( l'imam absent). Or, si aucune désignation pour gérer les affaires publiques n'a été faite, en son absence, est-il légitime de garder le statu quo sur le pouvoir islamique? L'absence d'un gouvernement islamique signifie la perte de territoires, d'autant plus que ce gouvernement est une nécessité de la vie tant que le gouvernant légitime doit être caractérisé par son érudition théologique et par son sens de la justice. Donc, ce gouvernant ne peut être autre que le Fakih. Si ce Fakih forme son gouvernement, il gère les affaires de la société à l'instar de la gestion du prophète et par conséquent la population a le devoir de lui obéir. Cependant, cette Wilaya ne confère pas le rang de prophète ou d'Imam, car elle est avant tout une fonction pratique. ‡ Le deuxième élément fait obligation aux Fakihs de mettre en place un gouvernement islamique après avoir démantelé le gouvernement des despotes notamment en boycottant les institutions officielles et en s'abstenant de toute action susceptible de leur rendre service. Dans ce cadre, il faut instaurer des institutions judiciaires, financières, économiques, culturelles et politiques alternatives. Par conséquent la légitimité du Fakih repose sur la lutte contre le pouvoir des despotes et des usurpateurs. Pour Khomeïny, les théologiens alliés au pouvoir des despotes ne peuvent être considérés comme des Fakihs et doivent être dénoncés en tant qu'adversaires de l'Islam. Le succès du Komeïnisme en Iran a incité le courant sunnite à rechercher un équivalent à la théorie de Wilayat Al Fakih. La première tentative de définition à ce sujet provient de l'ouvrage d'Abdeslam Faraj "Al Farida Al Ghaïba" ( le devoir absent) qui accorde la wilaya aux Islamistes. Dans un chapitre intitulé "Al Kiada" (Le leadership), Faraj explique : "il y a ceux qui protestent à cause de l'absence d'un véritable leader qui mène le combat. Il y a ceux qui conditionnent le Jihad par l'existence d'un Emir ou d'un Khalifa. Ceux là sont responsables du statu quo, alors que le prophète incite les Musulmans, dans ses Hadiths, à former leurs leaders. Abou Daoud cite dans son ouvrage Al Jihad que quand trois personnes se rendent en voyage, elles doivent élire comme responsable l'un deux. A partir de là, nous considérons que ce sont les Musulmans qui doivent désigner leurs leaders. Cependant, cette direction doit remplir la condition d'être aux mains des meilleurs Musulmans". Faraj conclut, donc, que les Musulmans sont capables de former leur direction…Mais la wilaya du Fakih n'est pas indispensable, puisqu'on peut trouver un Fakih érudit mais qui ignore les choses de la vie et na maîtrise pas l'organisation. Tout comme on peut trouver le contraire. Mais ceci ne doit pas nous empêcher de désigner notre propre direction dans le cadre de la Choura et pafaire notre système graduellement". Pour lui, les leaders appropriés pour mener le Jihad sont les islamistes et ceux ci sont les plus habilités à diriger la nation. Faraj s'inspire également du Chiisme à propos de la lutte contre le pouvoir des despotes et proclame que le Jihad est un devoir pour tout Musulman. Il exclut, par conséquent, toutes les autres formules adoptées par les islamistes et qui sont au nombre de cinq: ‡ Il refuse le changement à travers la création d'associations caritatives ou de partis islamistes. ‡ Il refuse que les islamistes occupent des postes de haute responsabilité au sein des administrations, c'est-à-dire qu'il refuse l'infiltration des rouages de l'Etat. ‡ Il refuse la méthode de la prédication et considère que l'édification du pouvoir islamique à travers une large campagne de recrutement est inefficace tant que l'Etat impie contrôle les moyens d'information. ‡ Il refuse la méthode de la Hijra ( l'exil) et condamne de ce fait le courant d'Al Hijra Wa Attakfir ( exil et excommunication). Il considère que ceux qui prônent l'exil n'assument pas leurs responsabilités. ‡ Il refuse également de s'adonner à la science, car celle-ci éloigne du véritable Jihad qui est un devoir pour tout Musulman. Si l'interprétation orientale de Faraj avait voulu trouver un équivalent sunnite à la théorie chiite, Abdeslam Yassine devait présenter une alternative marocaine qui va pratiquement dans le même sens. Cette théorie a été publiée par la revue "La jamaâ" dont le premier numéro est sorti en février 1979, c'est à dire au moment du triomphe de la révolution islamique d'Iran. Dans le troisième numéro de cette revue, Abdeslam Yassine devait traiter de la Wilaya d'Al Fakih d'après l'analyse de l'ouvrage d'Al Khomeïny "Al Houkouma Al Islamiya" ( Le gouvernement islamique). Cependant, l'approche d'Abdeslam Yassine diffère sensiblement de celle de Faraj, en ce sens qu'il prend position sur deux points essentiels, notamment en réfutant l'idée du Jihad comme moyen de confrontation avec le pouvoir, lequel débouche sur l'hégémonie des tendances blanquistes. Pour lui le Jihad n'est pas uniquement la lutte au sabre, mais doit comporter onze conditions qui sont: Jihad Annafs ( sur soi), Jihad Al Mal ( finances) Jihad de l'éducation, Jihad pour le bien contre le mal, Jihad du débat et de la confrontation d'idées, Jihad de la mobilisation et de l'édification, Jihad en politique, Jihad de l'exécution, Jihad contre l'hérésie, Jihad pour le meilleur exemple et Jihad pour l'unicité. Le deuxième point indique que les islamistes doivent prendre conscience et connaissance de toutes les formes d'action. C'est pourquoi Abdeslam Yassine prône l'union horizontale entre le Salafisme et le Soufisme, et incite à l'union verticale entre l'Islam théorique et l'activisme islamiste. 2Le cadre politique: de la réaction à l'initiative Depuis son apparition en 1928 et jusqu'au triomphe de la révolution islamique en Iran, le courant islamiste s'est contenté de réagir face aux opérations menées par les pouvoirs en place. En effet, l'Islamisme est né pour réagir contre Mustapha Kemal et s'est développé pour contrer Jamal Abdennasser, mais avec le Khomeïnisme, ce courant est passé à une autre phase, celle qui dépasse le strict cadre de la revendication politique adressée aux pouvoirs pour qu'il respectent l'identité de la Oumma et pour qu'ils appliquent les lois de la Chariaâ. C'est, donc, dans ce sillage que s'inscrit l'action d'Al Adl Wal Ihsane. L'idée de créer cette association remonte au début des années soixante-dix. Mais sa restructuration n'est intervenue qu'après la révolution iranienne. En 1980, Abdeslam Yassine avait choisi de créer sa propre formation après avoir désespéré d'unifier les rangs des Islamistes. Ainsi, en septembre 1981 Abdeslam Yassine créa Ousrat Al Jamaâ ( La famille de la Jamaâ). Mais une année plus tard, la réflexion s'est portée sur la création d'un nouveau cadre adapté à la nature de l'étape et qui puisse être légal. C'est ainsi que fut créée Jamïyat Al Jamaâ dont les statuts ont été déposés en date du 15 octobre 1982. Mais cette association ne fut pas autorisée sous prétexte qu'elle associait la politique et la religion. Après cette tentative, et plus précisément en 1983, Abdeslam Yassine créa l'association Jamïyat Al Jamaâ Al Khyriya ( l'association caritative) dont les statuts ne différaient guère de ceux de la précédente et dont le bureau exécutif comprenait neuf membres. En 1987, cette association lança le slogan d'Al Adl Wal Ihsane ( justice et bienfaisance). Cette appellation devait l'accompagner tout au long de son parcours parallèlement à une restructuration profonde notamment en créant des sections locales et régionales. Devant cette initiative, les autorités ont mis Abdeslam Yassine en résidence surveillée en date du 30 décembre 1989 et interdit l'association le 10 janvier 1990. En outre, trois membres du Majlis Al Irchad ( Comité exécutif) ont été arrêtés et condamnés à deux ans de prison. Mais en 1995, les autorités avaient déclaré la levée de la résidence surveillée avant de la reconduire six jours plus tard. En général, l'expérience d'Al Adl Wal Ihsane s'est inspirée de l'étape khomeiniste. Depuis sa réorganisation, elle avait tenu à prendre des initiatives, notamment à travers trois actions : ‡ L'organisation d'une conférence à Rabat en date du 27 juin 1980 sous le thème "Pour un dialogue avec les élites marocaines", au cours de laquelle Yassine incita les intellectuels à adhérer au mouvement islamiste, tout en revendiquant la rectification de l'image à propos de la nature du changement islamique et en soulignant l'impasse à laquelle a conduit l'idéologie du nationalisme arabe. ‡ L'envoi aux autorités du message publié en 1981 et intitulé "Rissalat Al Karn fi Mizan Al Islam" (Le message du siècle selon l'Islam) dans lequel il attirait l'attention sur l'état de la nation, tout en insistant sur la nécessité de faire du conseil. Dans ce message, Yassine a élaboré toute une série de revendications d'ordre général et particulier. Ces revendications sont comme suit: le Coran est la constitution - la question des classes et de l'injustice sociale - la question de la soumission et de l'alliance avec le colonialisme - la question économique et l'assujettissement aux puissance coloniales - la question de la dépravation administrative, politique et des mœurs - la question de l'éducation - la question de l'ouvrier et du paysan - la question de la francophilie et de l'anéantissement de la civilisation - la question de la dépravation au niveau de l'information, du tourisme, de l'administration et de l'économie - le droit à l'association - le droit à la création de partis politiques - le droit à la liberté d'expression - le droit de porter la barbe et le voile - le droit d'édifier les mosquées - le droit de libre circulation à l'intérieur comme à l'extérieur du pays - la levée de l'embargo administratif, politique et policier - la libération de tous les détenus politiques islamistes. ‡ La publication en 1994 de l'ouvrage "Hiwar maâ Al Foudajaä Addimokratyine" ( Dialogue avec les honorables démocrates). Cet ouvrage s'inscrit dans le sillage de l'évolution politique que le Maroc a connue, surtout après les deux initiatives prises par feu Hassan II en 1993 et en 1994 de faire participer les partis de la Koutla démocratique au gouvernement. D'ailleurs, pendant cette période, ces partis ont présenté au cabinet royal toute une série de revendications pour la réforme incluses dans des mémorandums. Mais, à cette époque, il apparut évident que la politique officielle envisageait de présenter ces partis comme le seule force susceptible de conduire des réformes dans le pays et, partant, monopoliser la légitimité de la représentation populaire. Ceci ne devait se faire que par la marginalisation d'autres forces politiques et en premier lieu les forces islamistes. C'est pour cela que l'ouvrage de Yassine se voulait une réplique à la politique officielle. Cet ouvrage est une sorte de mémorandum adressé formellement aux démocrates, mais son contenu s'adresse, de fait, au pouvoir, et dans lequel Yassine résume les positions de l'association Al Adl Wal Ihsane à propos de trois domaines fondamentaux qui sont l'éducation, le développement et les droits de l'Homme. 3Les conditions spécifiques ou la radicalisation des positions des Oulémas Si le khomeïnisme a constitué un élément essentiel des conditions générales de l'apparition d'Al Adl Wal Ihsane, les conditions spécifiques sont, elles, constituées sur la base de la radicalisation des positions de certains Oulémas vis-à-vis du pouvoir, en l'occurrence Abdelaziz Bensaddik et Abdellatif Ben Abdelghani Guessous. En effet, le premier incarne la position selon laquelle la Daâwa ne devait pas être au service de l'Etat et le deuxième revendique un Etat dirigé par les Oulémas tel que cela est expliqué dans son ouvrage "Al Houkm Bima Anzalahou Allah" (Le pouvoir divin). C'est, donc, en toute logique, que l'association Al Adl Wal Ihsane devait s'inspirer de la radicalisation des Oulémas avec lesquels, elle converge objectivement. Et pour mieux exploiter cette tendance, Al Adl Wal Ihsane devait agir sur deux directions. Tout d'abord, elle a commencé à cibler les Oulémas, les incitant à rompre tout lien avec le pouvoir. A ce propos, Yassine dit : "s'ils se montrent fidèles et honnêtes envers Dieu, ils doivent se débarrasser de leur peur et de l'illusion qui les immobilisent et doivent refuser les privilèges qui ont annihilé leur personnalité ... Ils ont soutenu le régime et évité de se prononcer sur la non-application (par le pouvoir) des lois divines…Ils se sont écartés des principes de l'Islam authentique…Et au lieu de se présenter en véritable opposition islamique, ils se sont recroquevillés sur eux-mêmes, mais le jour où ils s'aviseront et rectifieront leurs positions, ils trouveront un véritable appui de la part des masses assoiffées d'Islam…". Al Adl Wal Ihsane devait ensuite concrétiser sa position en proclamant sa solidarité avec les Oulémas opposants, notamment en publiant un communiqué de solidarité à l'égard d'Abdelaziz Bensaddik.