Journée du dialogue sur la femme Il est aisé de dire, actuellement, que le discours des intervenants politiques et des militants de la société civile a transposé la question de la femme du domaine du droit à celui de la reproduction politique. En d'autres termes, il ne s'agit plus d'octroyer à la femme les droits auxquels elle aspire, mais il s'agit surtout de divergences profondes autour de la nature même du projet de société que chaque force politique est en train de revendiquer. Ainsi, la question de la femme est devenue un domaine où se conjuguent toutes les interrogations politiques d'une part, et un vivier qui permet aux pouvoirs publics et aux forces belligérantes d'acquérir plus de légitimité. Aussi est-il possible de recenser trois catégories de contradictions qui se rapportent au référentiel, aux priorités et aux préalables. 1 Le référentiel ou la problématique de l'Ijtihad Si le discours politique conservateur s'appuie sur le référentiel islamique, le discours moderniste, en revanche, ne s'en éloigne pas. Tous deux revendiquent le principe de l'Ijtihad. Or, c'est à partir de là que commence la contradiction, notamment sur la définition du cadre de l'Ijtihad et sur la partie ayant la prérogative de le conduire. Le cadre Les divergences entre deux visions contradictoires à propos du cadre de l'Ijtihad résident dans le fait que le discours conservateur appelle à un Ijtihad relatif qui tend à combler le vide juridique de la législation sans pour autant empiéter sur le domaine de l'absolu dont est empreinte la Chariaâ islamique. Cet Ijtihad relatif qui s'opère de l'intérieur du système islamique s'exprime à travers deux revendications. D'une part, il se limite au cercle des dispositions juridiques du code de statut personnel et d'autre part, il donne la possibilité d'enrichir ces dispositions par des principes qui émanent d'autres rites religieux et pas nécessairement du seul rite malékite, puisque les amendements apportés à ce code en 1993 ne sont pas, à l'instar de l'article 99 portant sur l'adoption, issus de ce rite. A l'opposé de ce discours, le courant moderniste appelle à un Ijtihad total qui s'étend aux dispositions de la Chariaâ et ce pour deux raisons. Il appelle, d'abord, à une lecture progressiste et moderne des préceptes de l'Islam. Ainsi, le communiqué émanant du Réseau national de soutien au plan d'intégration de la femme au développement, publié en date du 17 juillet 1999 rappelle que : «ceux qui s'attachent à la religion selon des interprétations figées et caduques afin de sauvegarder le statu quo actuel doivent comprendre que l'Islam, dans son essence, est une religion de progrès et de justice et qu'il est temps d'ouvrir la voie à l'Ijtihad». La deuxième raison consiste en la nécessité d'adapter la Chariaâ à l'évolution sociale. Ainsi, l'ancien secrétaire d'Etat Saïd Saâdi devait dire le 16 juillet 1999 que : « le droit de la famille marocaine demeure assujetti aux dispositions d'un Ijtihad issu des premières années de l'Hégire et reflète une approche discriminatoire à l'égard de la femme, chose incompatible avec l'évolution actuelle que connaît la société marocaine». Cette affirmation exprime clairement les dispositions du plan d'intégration de la femme qui stipulent que : «si nous retenons la législation islamique comme référentiel, il faut prendre en considération les mutations sociales». Par conséquent, quand le discours moderniste s'articule sur ces considérations, il s'oppose au discours conservateur qui considère que cette forme d'Ijtihad est rejetée car elle s'opère en dehors du système islamique. Les prérogatives Les divergences entre les deux discours s'étendent également au domaine des prérogatives. Ainsi, les conservateurs considèrent que l'Ijtihad est du ressort des Oulémas exclusivement. En effet, dans un communiqué publié conjointement par le mouvement Attawhid Wal Islah et le PJD en date du 28 juin 1999 on peut lire : «en ce qui concerne les dispositions de la Chariaâ et de l'Ijtihad, il faut absolument que la dernière parole revienne aux Oulémas habilités car ce sont eux qui détiennent les prérogatives dans ce domaine». A l'opposé, le discours moderniste essaie d'en élargir le champ. Dans le communiqué du Réseau de soutien au plan d'intégration, on peut déceler deux raisons de cet élargissement. D'une part, le réseau considère qu'il n'est du ressort d'aucun groupe politique ou religieux de monopoliser la question et d'agir en tant que pouvoir, et d'autre part qu'en l'Islam, il n'y a pas de place au clergé. 2 La question des priorités La problématique du référentiel renvoie à la question de la définition des priorités par rapport aux droits politiques et aux droits civils. A partir de là, la réforme des dispositions de la Moudawana est ballottée entre les deux discours. Les droits politiques Le discours de l'organisation de la femme istiqlalienne peut être considéré comme un spécimen du discours conservateur. Ce discours considère que l'octroi à la femme de ses droits politiques est un préalable pour ses droits civils. Ce principe est contenu dans le mémorandum publié en 1990 et intitulé «manifeste pour l'exercice par la femme de toutes ses responsabilités». Ce document présente quatre revendications majeures et en priorité la nécessité pour la femme de participer politiquement au sein des conseils élus. Cette priorité accordée aux droits politiques fait l'impasse sur la nécessité de réviser le code de statut personnel. Ceci a été exprimé clairement par l'ex-présidente de l'organisation de la femme istiqlalienne, Latifa Bennani Smirès, dans une interview accordée au quotidien Al Alam en date du 29 mai 1992 où elle a confirmé qu'elle conditionnait la révision à la nécessité de passer par deux étapes : l'adoption de l'idée et son assimilation d'abord, la tenue d'un colloque national où participeront les Oulémas, les juristes et les responsables politiques. Les droits civils Le discours de l'Union de l'action féminine est considéré comme un spécimen de discours moderniste dans ce sens qu'il accorde la priorité aux droits civils sans lesquels la femme ne peut obtenir ses droits politiques. A partir de là vient la nécessité de réviser la Moudawana. Ainsi, et conformément à cette approche, l'Union de l'action féminine a organisé un colloque les 18 et 19 avril 1990 auquel ont participé plusieurs organisations féminines dont le Conseil de coordination pour la révision de la Moudawana. Ce colloque a publié un communiqué final intitulé « Manifeste pour la révision de la Moudawana» qui a fait l'objet d'un mémorandum adressé au Cabinet royal. 3 Les préalables ou deux logiques contradictoires La problématique du référentiel et des priorités est conditionnée par la nature de la logique qui prévaut dans la relation entre l'homme et la femme. Est-ce une complémentarité ou une similitude ? La similitude Dans le discours moderniste, la femme doit être dotée des mêmes droits que l'homme que ce soit les droits civils ou politiques. Ce discours tel qu'il est présenté par l'Association démocratique des femmes du Maroc (ADFM) tend à enrichir le lexique politique de concepts nouveaux tels que la démocratie paritaire, c'est-à-dire consacrer une représentativité équilibrée entre l'homme et la femme dans les centres de décision et au sein des conseils élus. Ce concept a commencé à s'imposer dans le sillage de la remise en cause de la démocratie libérale et a donné lieu à une divergence au sein même du clan démocratique. Les opposants à la parité concluent que c'est un concept traditionnel de l'égalité puisqu'il s'appuie sur le caractère universel de la démocratie. Or, cette démocratie considère l'être humain comme un être abstrait nonobstant sa langue, son sexe ou sa religion. Ainsi, selon ce concept traditionnel de l'égalité, toutes les dispositions prises en faveur des femmes pour une meilleure représentativité sont en violation de la démocratie. En revanche, les adeptes de la parité critiquent la vision traditionnelle de l'égalité et la considèrent comme virtuelle dans ce sens qu'elle marginalise la moitié de la société et ne lui permet pas l'accès aux centres de décision. Cette égalité virtuelle implique la monopolisation du pouvoir politique de la part des hommes. Par conséquent, cette démocratie qui se barricade derrière une égalité virtuelle tend à légitimer une démocratie amputée consacrant une démocratie masculine. La complémentarité Le discours islamiste s'oppose à la logique de la similitude et préfère la logique de la complémentarité. Cette position s'articule sur la critique du concept de l'égalité formelle. Ainsi, Abdeslam Yassine dans son ouvrage «Tanouir Al Mouminat» écrit : « le principe de la répartition des fonctions entre les spécialistes est un principe à la fois inné et rationnel. L'usine qui n'applique pas ce principe voit sa productivité baisser et sera acculée à fermer ses portes. Ainsi, cette usine perd ses parts de marché et toute institution qui n'emploie pas des spécialistes exerçant leurs fonctions avec expertise et compétence et qui n'emploie pas d'administrateurs dont la fonction est de superviser le processus, est considérée comme une institution anarchique et arriérée appelée à la faillite». Et Abdeslam Yassine d'ajouter que : «les adeptes de la libération de la femme renient ce principe et considèrent que la femme peut être l'égale de l'homme, qu'elle peut le concurrencer dans son domaine s'il est incapable de par son instinct ou sa constitution physique ou psychologique à la concurrencer, de son côté, dans son domaine de spécialisation innée. Ils s'opposent donc au principe de la spécialisation et à la nécessité d'une complémentarité dans le cadre d'une vie commune harmonieuse selon un système qui ne s'apparente pas au conflit entre l'homme et la femme». En définitive, le discours politique au Maroc par rapport à la question féminine s'est toujours articulé autour de trois principes. Mais le problème majeur réside dans le fait que les concepts de l'Ijtihad autour du référentiel et autour de l'égalité constituent l'essence même des contradictions entre, d'une part les courants moderniste et conservateur et, d'autre part entre le courant laïc et le courant islamiste.