Entretien avec Frédéric Grasset, ambassadeur de France au Maroc Ce qu'un diplomate malhabile aura défait, il faut un autre plus adroit pour le rétablir. Frédéric Grasset, ambassadeur de France à Rabat, a essayé de colmater les brèches que François Loos, son ministre délégué au commerce extérieur avait commis l'erreur d'ouvrir. Après avoir publié la cinglante réponse de Robert Zoellick au sujet de la déclaration maladroite du responsable français, la Gazette du Maroc s'est entretenue avec le diplomate français qui n'est pas étranger au terrain des négociations de libre-échange. Il a bien voulu s'embarquer pour un tour du monde des relations françaises avec ses partenaires, en parlant de la politique française au Maghreb, du conflit entre l'Espagne et le Maroc et enfin entre les Etats-Unis et l'Irak. • La Gazette du Maroc : La France affiche depuis quelques mois son intention de récupérer son rôle relativement perdu au Maghreb. Comment compte-t-elle faire pour atteindre cet objectif ? Possède-t-elle les moyens de sa politique ? - Frédéric Grasset : Vous connaissez l'attachement de la France pour les pays du Maghreb, attachement fondé sur des liens historiques et culturels forts et privilégiés. La politique de la France en direction du Maroc en est l'exemple le plus abouti, puisque nos deux pays ont su développer une relation que l'on peut qualifier d'exceptionnelle. C'est du reste le sens du message du président de la République, lorsqu'il appelle de ses voeux la poursuite et le renforcement de ce qu'il a lui-même qualifié de partenariat stratégique d'exception, qu'il nous revient de faire vivre, d'imaginer et de bâtir sans relâche. Et puis, la France s'exprime aussi à travers la voix de l'Union européenne, qui, croyez-le, est particulièrement attentive à sa coopération avec sa rive Sud, sa rive méditerranéenne. Et, au moment où la France et l'Allemagne viennent de célébrer le 40e anniversaire du Traité de l'Elysée qui a scellé leur réconciliation en 1963 et donné une impulsion considérable à la construction de l'Europe, au moment aussi où les regards sont tournés vers l'élargissement de l'Union européenne sur son flanc oriental, je veux être très clair sur un point : soyez certains que cet élargissement en direction de l'Est - qui était une nécessité même de l'histoire - soyez certains que celui-ci ne se fera pas au détriment de notre coopération avec le Maghreb en général. La France y veillera. Le dialogue avec le Sud est une priorité de la diplomatie française et, je le crois aussi, de ses partenaires de l'Union. • La France demeure toujours le premier partenaire économique et financier du Maroc. Mais on observe une percée des Anglo-saxons. A quoi cette régression est-elle due ? - Si j'observe l'évolution du commerce extérieur du Maroc sur la dernière décennie, la principale tendance de fond que je constate est que le Maroc établit des liens commerciaux, quoique faibles à ce stade, avec un nombre croissant de partenaires. Il faut saluer cette tendance. Elle est le fruit de la politique d'ouverture du Maroc qui s'est notamment traduite après son entrée à l'OMC en 1987 par la conclusion de nombreux accords commerciaux préférentiels au début des années 90 puis d'accords de libre échange avec l'Union européenne (entrés en vigueur en 2000), les pays de la Ligue arabe (1998), les pays de l'AELE (2000), la Tunisie, l'Egypte et la Jordanie (1999) et le paraphe récent de "l'accord d'Agadir", dont je me félicite. A cette tendance structurelle s'ajoutent des évolutions davantage conjoncturelles. Citons par exemple l'évolution des parts de marché des pays du Golfe, essentiellement liée aux fluctuations du cours du pétrole, la très récente percée des pays de la Mer noire dans le secteur des céréales ou de la Chine, ou encore la baisse régulière de la place des Etats-Unis, qui est passée de 6,1% en 1996 à 3,8% en 2001 et 3,5% au premier semestre 2002. Dans ce contexte, les échanges du Maroc avec l'UE en général et avec la France en particulier ont continué à croître fortement, à la faveur de l'intégration des deux économies, de l'entrée en vigueur il y a bientôt trois ans de l'accord d'association et ce, malgré le renchérissement de l'euro face au dollar. S'agissant des flux d'investissements directs étrangers au Maroc, leur variation est trop importante, même sur une décennie, pour pouvoir tirer des conclusions sur les grandes tendances. A titre d'illustration, la France représentait 24% des IDE en 1995, 13% en 1997, 20% en 1999 et 84% en 2001. En outre, parler en ce domaine de percée ou de régression serait hors de propos : les IDE sont un facteur majeur de croissance pour le Maroc et je souhaite qu'ils soient aussi nombreux et aussi importants que possible. Pour ma part, je continuerai d'oeuvrer pour que la France y apporte sa contribution la plus large possible, soit par des mécanismes d'aide aux investissements, soit en soutenant la dynamique engagée par le gouvernement marocain pour améliorer l'environnement des affaires et les conditions d'accueil des investissements. • Le Maroc considère la France comme un grand pays ami, avec qui il entretient des relations historiques, privilégiées, voire stratégiques. De ce fait, comment expliquez-vous, la "mise en garde" émanant récemment de votre ministre délégué au commerce extérieur, François Loos, concernant le projet de zone de libre-échange avec les Etats-Unis? - Il faut maintenir cette affaire dans ses proportions. Lesquelles ne sont pas dramatiques. D'abord, je crois qu'il faut éviter toute polémique et je constate, non sans une certaine satisfaction, que la presse marocaine en traitant cette affaire n'avait pas polémiqué. Elle avait rapporté les choses et avait émis ses opinions sur ce sujet, dans un climat et un registre que nous n'avons jamais considérés, ni à Paris ni ici, comme agressifs ou abrasifs ou même peu amicaux. Ensuite, il n'est de l'intérêt de personne et encore moins de la France, de vouloir engager une polémique sur ce sujet. Enfin, il est de l'intérêt de tout le monde, de la France et de l'Union européenne, de remettre les choses dans leur contexte et dans leur perspective. C'est la raison pour laquelle je tiens à vous dire, d'une part, que je ne démens pas les propos de Monsieur Loos. D'autre part, je voudrais leur donner leur signification. Leur véritable signification n'est, en aucune manière, une critique de l'initiative que les Etats-Unis et le Maroc viennent de prendre pour établir une zone de libre échange. Pas plus d'ailleurs une déclaration sur une incompatibilité de principe entre la négociation que ces deux pays vont entamer sur instructions de Sa Majesté, concernant l'établissement de cette ZLE. Mais, simplement, elle (la déclaration de François Loos, ndlr) est abrupte, trop synthétique, trop ramassée. C'est pour cela qu'elle prête à interprétation, sur certaines conséquences qui peuvent découler de l'aboutissement d'une négociation sur une zone de libre échange. Permettez-moi de revenir sur le problème de l'ingérence et sur celui de l'incompatibilité. Il n'y a ni ingérence de la part de la France, ni incompatibilité dans la négociation. La meilleure preuve de tout cela, c'est que l'Union européenne a conclu des accords de libre de libre-échange avec des pays qui ont eux-mêmes ce type d'accords avec les Etats-Unis. En aucune façon, il n'a traversé l'esprit de la Communauté qu'il y avait incompatibilité. Tous les accords qui sont négociés, encore appelés accords régionaux, sont déposés à l'OMC. Si l'OMC constate qu'il y a des incompatibilités, elle le fera remarquer. Ces dernières seront revues de manière bilatérale ou multilatérale dans le cadre de panels. Donc, sur le fond comme sur la méthode, il n'y a pas et il ne peut y avoir absolument aucune incompatibilité. En revanche, sur certaines dispositions, il est possible de relever certaines divergences. Notamment sur l'exception culturelle et le régime de la propriété intellectuelle, aujourd'hui à ma connaissance, on n'a pas trouvé de réponse. C'est le cas des pays liés par des accords avec à la fois l'Union européenne et les Etats-Unis, parmi lesquels le Chili, la Jordanie, l'Egypte, etc. • En dépit de sa longue présence au Maroc, la France n'a jamais essayé d'améliorer sa position culturelle en augmentant le nombre des écoles de la mission. Elle n'a pris aucune initiative pour créer une université à l'instar de ce qui a été réalisé dans certains pays arabes francophones. Quelle est votre réponse à ce constat amer ? - C'est au Maroc que la France entretient le réseau scolaire le plus dense, qui constitue plus de 10% de son réseau dans le monde entier. Ce chiffre est en lui-même considérable et témoigne d'une attention singulière, à laquelle d'ailleurs le Maroc n'est pas insensible, même si le succès de ces écoles de la "mission", la réussite assurée des jeunes qui les fréquentent sont à l'origine d'une demande dont on constate la croissance régulière. Mais la France n'est pas, de son côté, sans réaction à cette demande. En 1996, elle a augmenté son dispositif de 4 nouveaux pôles scolaires à Agadir, El Jadida, Casablanca et Rabat, dont les capacités ont permis d'accroître notre offre de près de 25%. Qu'elle les ait créés sous un mode de gestion associatif montre simplement le souci de la réponse la plus adaptée à cette demande, en se souvenant que partout dans le monde l'enseignement français est demandé, et que partout des réponses de ce type sont désormais trouvées. J'observe que le taux de fréquentation de ces écoles montre aujourd'hui que leur offre a convaincu, et précise que leur gestion pédagogique, totalement intégrée aux précédentes, est le gage de la qualité recherchée. Quant à l'université: fallait-il créer une université française au Maroc pour assurer le Maroc de la solidarité de la communauté scientifique française, et rassurer la France sur sa "position culturelle" au Maroc? La réponse est non. Quand on sait les liens étroits que l'Histoire, les affinités profondes entre nos espaces universitaires, entre enseignants et chercheurs assurent à nos deux pays, et dont témoignent les chiffres: des centaines d'accords et conventions, un flux constant entre les deux rives, des programmes de recherche intégrés dont on ne voit pas l'équivalent ailleurs et qui ont aidé à structurer la recherche universitaire marocaine, les dizaines de filières de formation montées ensemble dans l'université publique et privée... on se dit qu'une université n'aurait pas assuré nos deux pays d'un capital d'échanges plus sûr, elle aurait au contraire limité au périmètre d'un établissement, peut-être emblématique, mais qui n'est pas dans la culture de nos échanges. Aujourd'hui, un souffle nouveau est pris autour de la réforme de l'université marocaine, qui autorise une augmentation considérable de ce potentiel, autour de nouvelles filières de formation, de nouveaux pôles de recherche dont on devrait voir rapidement la concrétisation. Quand on sait que l'objectif partagé par nos deux pays est le renforcement des liens entre nos communautés scientifiques, et l'accroissement des mobilités d'étudiants et d'enseignants-chercheurs, on voit bien que ce travail, en profondeur, procure au Maroc et à la France un potentiel exceptionnel, qu'il nous appartient évidemment de renforcer sans cesse de propositions nouvelles, telles que celles que j'indiquais. • La France soutient officieusement les droits légitimes du Maroc au Sahara. Ce soutien reste néanmoins flou. Ce qui sème le doute chez le peuple marocain qui demande une position claire et nette. Qu'en dites-vous ? - La France a exprimé publiquement et à diverses reprises son soutien à la recherche d'une solution politique à la question du Sahara occidental et a apporté son plein soutien aux efforts déployés par l'envoyé personnel du Secrétaire général des Nations-Unies, James Baker. Tout comme le Président de la République l'avait fait lors de sa tournée au Maghreb, notre ministre, Dominique de Villepin, avait réitéré très explicitement cette position constante de la France lors de sa visite à Rabat fin octobre. • Les Espagnols reprochent aux Français de jouer double jeu dans le conflit qui les oppose aux Marocains. Au même moment, on s'accorde à dire que le Président Chirac tente d'arrondir les angles de divergences entre les deux pays et dégoupiller les bombes à retardement. Quelle est votre analyse vis-à-vis de ce diagnostic? - La France se félicite vivement de la reprise du dialogue entre les autorités marocaines et espagnoles depuis la visite du ministre des affaires étrangères, Benaïssa , à Madrid le 11 décembre dernier; celle récente du Secrétaire d'Etat espagnol à Rabat, qui sera prochainement suivie par la visite de Ana de Palacio à la fin du mois. La France, qui n'avait cessé d'appeler à la reprise du dialogue ne peut que se réjouir de la relance de ce dialogue et de la coopération entre deux de ses grands partenaires et amis. • A la différence de certains pays occidentaux, la France évite jusqu'à présent un enlisement dans la fameuse "guerre des civilisations". Est-ce une conviction de ses dirigeants ou s'agit-il simplement d'un report des échéances? - Je ne crois pas à ce concept de guerre des civilisations. J'appelle l'attention de vos lecteurs sur le discours prononcé en octobre dernier à l'université Mohammed V de Rabat par le ministre français des Affaires étrangères, sur l'appel au “dialogue des cultures”, garant de paix et de tolérance. C'est un texte fondateur et un signal fort de la vision de la France • Washington considère que le temps est compté pour l'Iraq. Comment la France voit-elle les choses ? Les peuples arabes considèrent que la France a une position hypocrite et finira par s'aligner sur celle des USA le moment venu. Quelle réponse à cette accusation ? - Là également, la position de la France est nette et claire, le Président de la République et notre ministre n'ont ménagé aucun effort pour obtenir l'adoption de la résolution 1441 au Conseil de Sécurité des Nations-Unies. Nous nous sommes inscrits dans une logique de légalité internationale depuis le départ, nous y restons. Nous souhaitons que la résolution 1441 soit pleinement mise en oeuvre, c'est-à-dire que la mission d'inspection et de désarmement confiée à MM Blix et El Baradei soit menée jusqu'à son terme et dans les conditions prévues par la résolution, avec la nécessaire coopération active que nous attendons tous de l'Iraq. Les inspecteurs feront rapport sur leur mission au Conseil de Sécurité le 27 janvier . Je vous invite à relire les propos tenus par notre ministre lors de la réunion ministérielle du Conseil de Sécurité sur la lutte contre le terrorisme (20 janvier) qui réitère de manière très claire le choix de la France pour la poursuite de la mission des inspecteurs pour achever "patiemment" le désarmement de l'Iraq, par opposition au "raccourci militaire" et à ses répercussions inévitables dans le monde. Il a de nouveau cité les déclarations du Président de la République : "en cas de deuxième résolution ou si les Etats-Unis décidaient de poursuivre dans la voie qui est la leur, la France ne s'associera pas à une intervention militaire qui n'aurait pas le soutien de la communauté internationale. Nous pensons qu'une intervention serait la pire solution et que le recours à la force ne peut être qu'un dernier recours, à supposer que toutes les autres voies aient été épuisées. Tant que la coopération peut être explorée, tant que l'on peut avancer par la coopération avec les inspecteurs, il n'y a aucune raison de choisir la plus mauvaise des solutions, c'est-à-dire l'intervention militaire.". “L'élargissement de l'Union européenne sur son flanc oriental, ne se fera pas au détriment de notre coopération avec le Maghreb en général.”