Quels que soient les points de vue des analystes européens, notamment français, concernant l'affaire de la libération des infirmières bulgares et ses répercussions sur le système jamahiriyen, ce dernier a montré, en fin de compte, qu'il est capable de s'adapter à toutes les situations ; et, par là, sortir indemne voire gagnant de ce tiraillement. Les preuves des deux dernières semaines ne manquent pas. La déclaration du président français dans laquelle il indiqua, à partir des Etats-Unis où il passait ses vacances, que la France ne s'est jamais engagée à réaliser, pour le compte de la Libye, une centrale nucléaire de 3ème génération, ne changera pas les engagements», disait Seïf al-Islam Kadhafi en commentant ces propos avant de prendre l'avion de Nice pour Tripoli. Le fils cadet du chef de l'Etat libyen ne s'est pas contenté de cette «mise au point». Il ajouta avec un sourire malicieux : «de toute manière, les autres Européens sont prêts, les Américains aussi». Et pour conclure, Seïf indiqua : «il faut s'arrêter là, car nous avons beaucoup d'autres accords et d'intérêts communs avec nos amis français». Loin des retombées de l'affaire des infirmières bulgares, force est de souligner que les Libyens ne cessent de marquer des points sur presque tous les plans, aussi bien politique qu'économique. Alors que Sofia affirme qu'elle poursuivra Tripoli devant des tribunaux internationaux pour avoir emprisonné et torturé ses ressortissants, notamment après la reconnaissance officielle par Seïf de ces actes, les autres pays membres de l'Union européenne, plus particulièrement ceux qui pèsent, n'ont guère l'intention d'aller dans ce sens. Et, par là, perdre leurs intérêts dans un pays qui vient non seulement de revenir sur la scène internationale, mais qui s'apprête à réaliser des projets de plus de 50 milliards de $ sur les six prochaines années. Plus important encore, la Jamahiriya libyenne fait partie des régimes protégés par les Etats-Unis en Afrique du Nord. Les récentes déclarations de Georges Bush, plus précisément à la veille de la libération des infirmières, selon lesquelles il faisait l'éloge de la Libye nouvelle, devenue une amie fiable de Washington. De ce fait, il est désormais nécessaire de développer la coopération avec elle à tous les niveaux. La visite de David Welch, secrétaire d'Etat-adjoint aux Affaires étrangères, mercredi dernier en Libye, est la preuve de cette détermination américaine. Ainsi, les Européens n'ont aucunement l'intention de laisser le terrain vide aux Anglo-saxons, Britanniques compris. Ce, pour les yeux des Bulgares dont l'adhésion à l'Union européenne commence à leur coûter cher. Le colonel Kadhafi, qui est resté de marbre face aux attaques politiques et médiatiques d'un nombre limité de pays européens et de leurs médias, sait parfaitement comment jouer sur le clavier des intérêts des grands groupes européens ; et, par là, faire payer à ces derniers, issus des pays qui dépassent les lignes rouges, le prix au moment venu. Il l'avait déjà fait, par le passé, lors du premier appel d'offres accordant des autorisations pour l'exploitation et la production du pétrole. Il y a un peu plus de trois ans, la NOC libyenne (National Oil Company), avait octroyé 9 des 13 licences, objets de ce juteux marché, à des compagnies américaines. Une seule société européenne avait été retenue à l'époque. C'est ce même scénario que craignent aujourd'hui les compagnies européennes qui ont soumissionné pour décrocher les 41 autorisations pour explorer, pour la première fois, les champs gaziers libyens, jusque-là inexploités. On apprend que d'ores et déjà, des groupes européens comme Total, Gaz de France, Agip, Repsol et autres scandinaves ont peur que les autorités libyennes ne privilégient les concurrentes américaines comme Anandarko (très présente en Algérie), la canadienne Petro Canada et la japonaise Nippon Oil, que le gouvernement libyen a encouragé à soumissionner. En dépit de ces craintes européennes, le directeur de l'exploration auprès de la NOC, Fitouri Ibrahim al-Haj, a indiqué à La gazette du Maroc, «qu'il n' y a pas de choix préalables, et que les meilleures offres l'emportent». Même évaluation faite par les experts de BFC Energy, affirmant que les conditions commerciales posées par cet appel d'offres vont dicter le choix. En d'autres termes, les Libyens vont tirer le maximum de profit de cette compétition. Enfoncer le clou Dans l'objectif de déstabiliser encore plus les contestataires politiques européens, et montrer à leur opinion publique que la Libye ne mélange pas coopération et surenchères politiques internes (allusion faite à la France et à l'Allemagne), le colonel Kadhafi a tenu à ce que son fils, Seïf al-Islam, objet de la polémique avec les Européens, monte au créneau, lundi dernier, pour poser la première pierre du nouvel aéroport de Tripoli. Un projet dont le coût s'élève à 1,35 milliard de $. Il sera réalisé par un consortium de plusieurs groupes européens dont le français Vinci, et l'allemand Astrabach, aux côtés des Japonais, des Brésiliens, des Turcs et du groupe arabe CCC. La maîtrise d'œuvre et la supervision de ce chantier ont été confiées au cabinet français ABBI. Pour le ministre libyen des Transports, Mohamed al-Mabrouk, d'autres projets sont planifiés dans le cadre d'un processus global de développement des ports, des aéroports et des réseaux routiers. 5 milliards $ seront dépensés sur les prochains projets. La veille, le même Seïf a posé aussi la première pierre de la centrale électrique à l'Ouest de la capitale Tripoli pour un coût de1,450 milliard de dinars libyens (1 $ = 1,27 DL). Dans ce cadre, le ministre de l'Electricité et du Gaz, Omrane Abou Khrâh, a précisé que le montant global des projets à réaliser par son ministère sur les huit prochaines années se chiffrait à plus de 25 milliards de dinars. Rappelons pour passer le message aux sociétés européennes, dont, entre autres, la française EDF International, que les investissements dans le domaine de la production de l'énergie qui s'élevaient, jusque-là, à 5,3 milliards de dinars, se poursuivront. Le nombre des responsables des grands groupes européens qui ont visité Tripoli après l'affaire des infirmières et ses répercussions négatives ont dépassé la vingtaine, nous affirme le chef de cabinet du Premier ministre libyen, Al-Baghdadi al-Mahmoudi. Ces derniers ont tous tenu à indiquer leur attachement à la coopération avec la Libye et que les déclarations de certains hommes politiques étaient pour la consommation intérieure. D'autant que la majorité des Etats européens ne vont, en aucun cas, nuire aux relations bilatérales. Les Libyens, bien qu'ils soient à l'écoute de leurs visiteurs, ont montré une nette indifférence vis-à-vis de ces propos apaisants. «Il faut, une fois pour toute, que vous compreniez que vous avez besoin de nous et ce n'est pas l'inverse», disait diplomatiquement, Abdel Ati al-Obeidi, secrétaire aux Affaires européennes à son homologue auprès de l'Union européenne, Benita Ferrero Waldner, Commissaire aux Relations extérieures et à la Politique européenne de Voisinage, lors de la signature à Tripoli, le 23 juillet 2007, dans les deux langues arabe et française, du «Memorandum sur les Relations entre la Libye et l'Union Européenne». Dans l'union méditerranéenne Le colonel Kadhafi a su, comme à l'accoutumée, répondre aux attaques européennes. Il a déjà l'expérience de traiter avec ces Européens, d'autant qu'il sait où il peut leur faire le plus de mal. Ce n'est pas lui qui disait un jour, «le seul moyen de mettre fin à leur arrogance, c'est de les obliger à apprendre la danse du ventre, et de leur prouver que les intérêts de leurs sociétés sont toujours menacés». Le doyen des chefs d'Etat arabes (Kadhafi sera au 1er septembre prochain au pouvoir depuis 39 ans, un peu moins de quatre décennies) n'a pas apparemment l'intention d'en rester là. En effet, il a fait comprendre aux Français, à travers le groupe Areva, censé réaliser son projet de construction d'une centrale nucléaire à des fins civiles, qu'il était prêt à l'aider, et par là son pays, à sortir du bourbier au Niger concernant les difficultés rencontrées dans le domaine de la production et de l'exploitation de l'uranium. Un message adressé à tous les Européens qui montre que Kadhafi est incontournable sur le continent noir où il cultive ses réseaux, ses ramifications africaine, arabe et musulmane à travers les Zaouiates et les confréries depuis environ deux décennies. De ce fait, le régime libyen ne craint plus les attaques qui pourraient émaner de certains pays européens ni de leur classe politique, même de leurs ONG, tous ceux qui l'accusent de violer les principes des droits de l'Homme. Aujourd'hui, les contestataires de la Libye sont dans tous leurs états. Ils critiquent vivement les Occidentaux qui se bousculent au portillon de la «dictature de Kadhafi». Néanmoins, ces agitations ne donneront aucun résultat. D'autant que ces contestataires sont convaincus que leurs protestations tomberont tôt ou tard à l'eau. Car les gros contrats et marchés conclus et ceux qui sont en cours ou en projet joueront sans doute au détriment des craintes liées aux droits de l'Homme en Libye. Dans ce cadre, un haut responsable auprès du ministère britannique des Affaires étrangères, qui a préféré garder l'anonymat, déclare qu'il est temps que ces ONG minimisent l'impact de telles critiques qui devraient, selon lui, s'apaiser. Car, c'est de l'intérêt des travailleurs dans les usines européennes qu'il s'agit et non des privilèges des représentants des ONG. En vue de se positionner sur l'échiquier européen, la Libye tente de jouer un rôle dans la consolidation de l'idée portant sur la création de l'Union méditerranéenne. Ce projet fait partie de la stratégie européenne du président français, Nicolas Sarkozy. On apprend de sources concordantes à Tripoli que le chef de l'Etat libyen a fait savoir à ce dernier, lors de sa visite à Tripoli, qu'il soutiendrait ses efforts dans ce sens et que par là, il pourra compter sur lui. Kadhafi essaye depuis longtemps de trouver une place au sein du processus de Barcelone. Mais les circonstances liées aux sanctions économiques imposées par le Conseil de sécurité de l'ONU, l'ont, à plusieurs reprises, privé de cette adhésion. Les médiations des pays arabes, tels que le Maroc, la Tunisie et l'Egypte, ont fini par intégrer la Libye sous le statut d'observateur. Ce que Tripoli ne pourra plus admettre. De ce fait, il faut s'attendre à des initiatives osées de la part du colonel Kadhafi ou de son fils, Seïf al-Islam, concernant le changement de ce statut. Ce que les Européens ne pourront plus désormais lui refuser. De bonnes perspectives Le résultat des ouvertures des plis concernant le 3ème appel d'offres portant sur l'exploration et la production du gaz, qui devra augmenter sensiblement les revenus de la Libye, vont influer sur les relations avec l'Union européenne à court terme. Dans ce cadre, on apprend de sources proches d'Abdel Ati al-Obeidi, qu'il n'y a aucune volonté au niveau de la «Quiada» (Haut commandement), de «punir» les entreprises libyennes pour les erreurs commises par une certaine classe politique, qui est loin de mesurer les intérêts non seulement économiques avec la Jamahiriya, que géostratégiques. La Libye ne possède pas, dit-elle, de richesses en hydrocarbures, mais elle est au cœur du Maghreb, du monde arabe, du bassin méditerranéen et à deux heures de l'Europe. Toutes les contraintes levées, Tripoli s'apprête à jouer un rôle plus déterminé partout. Ce, pour montrer d'abord aux Etats-Unis qu'elle est incontournable. Notamment dans le domaine des hydrocarbures au cas où une guerre se déclencherait au Moyen-Orient, près des sources d'approvisionnement. Ensuite, en Afrique, où elle pourra jouer un rôle qui consolidera les intérêts stratégiques de Washington. Un message que Kadhafi lance dans tous les sens. Plus particulièrement en direction des Européens qui, semble-il, tardent à décrypter. En tout état de cause, le discours que prononcera le Guide le 1er septembre prochain devra dresser les grandes lignes de la nouvelle stratégie libyenne. Surtout que Condoleeza Rice, secrétaire d'Etat américain, est attendue à Bab Al-Azizia à Tripoli.