On a pu dire que l'information menait à tout, à condition de ne pas y rester. Sauf que l'information peut mener très loin tout en y restant. Dans l'exercice de ce métier un peu trop particulier, on se retrouve parfois face à des questions et à des personnes dont on connaissait l'existence, mais que l'on ne pensait jamais rencontrer ou interviewer un jour. Exemple : le monde des narcotrafiquants et ses ramifications nationales et internationales dont plus personne n'ignore le degré de la dangerosité et les visages qui le personnifient. Encore moins les journalistes. L'une de ces figures a pour nom Mounir Erramach, incarcéré à Salé et condamné à 23 ans de prison depuis pour une grosse affaire de drogue qui a éclaté en août 2003. Avec tout ce qui a été écrit sur lui, sur son réseau, sur ses supposées complicités, nous avons décidé à la Rédaction de La Gazette du Maroc d'aller encore plus loin, tenter l'impossible, avec nos propres moyens de bord, pour décrocher une interview de ce détenu hors du commun pour nous éclairer un tant soit peu sur son affaire. Surtout que le contexte s'y prête avec l'audition à nouveau de Mounir Erramach, en tant que témoin, par le juge d'instruction de la Cour d'appel de Casablanca, Jamal Serhane, dans l'affaire Mohamed El Kharraz, alias Chérif Bin Louidane, le plus important trafiquant de drogue que le Maroc n'ait jamais connu, lui aussi incarcéré à Casablanca. Après moult tentatives qui ont duré plus d'une année et demie, nous avons enfin réussi à prendre contact avec lui. Ce qui n'était pas une tâche facile, loin de là, vu les mesures coercitives, l'isolement, et la surveillance très rapprochée dont il fait l'objet depuis son incarcération à Tétouan, puis Kénitra avant d'atterrir à Salé où il est détenu aujourd'hui. De l'intérieur de sa cellule à la prison civile de Salé, dans le pavillon des islamistes du 16 mai, Mounir Erramach s'est donc débrouillé pour répondre aux questions de cette interview que nous publions cette semaine. Dans ces déclarations, qui n'engagent que lui, Mounir Erramach nous livre, en toute spontanéité, sa propre version des faits, ses appréciations personnelles, son parcours, et tout ce qu'il sait sur le monde ténébreux des narcotrafiquants du Nord. Il révèle pour la première fois ses connexions avec Chrif Bin Louidane qui, dit-il, l'a vendu en 2003 à la police pour se venger de lui. Pour notre part, il ne s'agit, ni plus ni moins, que d'informer, sans aucun autre commentaire. L'essence même de ce métier que nous exerçons. La Gazette du Maroc : Vous avez été auditionné, lundi 30 octobre 2006, par le juge d'instruction de la Cour d'appel de Casablanca, Jamal Serhane, dans le cadre de l'affaire du démantèlement du réseau Chrif Bin Louidane, le trafiquant de drogue du Nord. Qu'est ce qu'on vous reproche encore ? Mounir Erramach : Effectivement, le juge Jamal Serhane m'a auditionné, mais pas en tant que coupable dans ce nouveau dossier, mais plutôt en tant que témoin, si je peux me permettre cela dans le cadre de l'enquête préliminaire ouverte à Casablanca à propos de l'affaire « Chrif Bin Louidane». On m'a fait déplacer de la prison civile de Salé où je suis détenu à la Cour d'appel de Rabat pour répondre à un long entretien que j'ai eu avec le magistrat Jamal Serhane, lequel a duré pas moins de sept heures. Pour mesurer l'ampleur de cet interrogatoire, sachez que le juge était accompagné de trois greffiers qui ont consigné tout ce que j'ai dit à propos de cette affaire. Sur quoi le juge d'instruction Jamal Serhane vous a-t-il interrogé ? Comme je vous ai dit, l'entretien a duré des heures interminables et a porté essentiellement sur le réseau du narcotrafiquant Mohamed El Kharraz, connu sous le nom de Chrif Bin Louidane arrêté le mois d'août 2006 à Ksar Sghir et sur certains de ses protecteurs complices impliqués dans ce vaste réseau de trafic international de drogue. Le juge d'instruction voulait tout savoir, vraiment tout, sur Chrif Bin Louidane et ses connexions avec Abdelaziz Izzou, l'ex-préfet de police de Tanger et ex-directeur de la sécurité des palais royaux, qui, au passage, rappelons le, a supervisé lui-même le déroulement de l'enquête judiciaire ouverte à mon encontre en août 2003. Mais qu'est-ce qu'il voulait savoir au juste sur les deux détenus ? Et pourquoi vous a-t-il choisi comme témoin ? Vous savez, à travers mon témoignage que j'ai livré en toute honnêteté à la justice, le juge Jamal Serhane pourra facilement aujourd'hui démêler l'écheveau de toute l'affaire qu'on lui a confiée pour l'instruction. Comme je l'ai confirmé au juge, Chérif Bin Louidane et Abdelaziz Izzou, mon tortionnaire à Tanger, se connaissent très bien et ils avaient des intérêts en commun. En plus clair, Izzou offrait ses services de protection à Chrif Bin Louidane moyennant des sommes sonnantes et trébuchantes que lui drainait l'activité de la drogue. Ecrivez-le, je n'ai peur de personne et j'en assume toute la responsabilité. La liaison entre les deux hommes n'est plus un secret pour personne. Mais d'où détenez-vous cette vérité sachant que vous êtes en prison depuis 3 ans ? Je vais vous avouer une chose. Et c'est la première fois que je le reconnais officiellement. Et de surcroît dans un support de presse. Je me suis acoquiné avec Chrif Bin Louidane, et ce avant le déclenchement de mon affaire en août 2003. J'ai fait dans le trafic de drogue mais pas autant que Chrif Bin Louidane et autres El Nini, les frères Echaïri… Une seule opération, pour l'acheminement d'une tonne et demie de haschich vers l'Espagne, m'a coûté tout ce que j'ai subi et je subis encore en prison. Je vous explique : En 2002, alors que mon business de contrebande de cigarettes fleurissait, j'ai été contacté par Chrif Bin Louidane qui m'a proposé de bosser pour lui. Après plusieurs rencontres avec ce narcotrafiquant, j'ai fini par accepter et dès lors je me suis retrouvé embarqué dans cette filière dans laquelle il est pratiquement impossible de s'en sortir. Une filière qui bénéficiait des plus grandes protections de la part de certains responsables des services de sécurité de l'époque, dont notamment Abdelaziz Izzou, l'ex-préfet de police de Tanger. Une fois l'opération réussie, la marchandise arrivée à bon port, et après avoir empoché ma part du gâteau, j'ai déclaré à Chrif Bin Louidane mon intention d'arrêter la collaboration à ce niveau-là et me contenter du trafic de la contrebande des cigarettes qui, au pire des cas, vous contraint seulement au paiement d'amendes. Et qu'est-ce qui s'est passé par la suite? Quelle a été la réaction de Chrif Bin Louidane ? Que voulez-vous qu'il fasse, dangereux narcotrafiquant qu'il est, avec un jeune sans expérience dans le domaine et qui n'avait à l'époque que 29 ans. Il a bien évidemment refusé et m'a fait parvenir des menaces et des intimidations si je n'obéissais pas et par conséquent donner suite favorable à sa demande. Et alors que je me retrouvais en Espagne, en vacances, on m'a informé d'un avis de recherche national lancé contre moi par la Direction générale de la sûreté nationale (DGSN) au Maroc. C'était le premier avertissement de Chrif Bin Louidane que je devais en principe prendre au sérieux. Ce qui n'a pas été le cas. Le chef d'accusation qu'on m'a collé avec la bénédiction de Chrif Bin Louidane : trafic de drogue à l'échelle internationale. Pris de panique, et ne voyant pas les choses venir, j'ai été astreint de rester à l'étranger, ce qui m'a empêché de superviser ma propre activité qu'est la contrebande de cigarettes. Comment avez-vous réussi à résoudre vos problèmes avec la police ? C'est simple. Cinq mois après le lancement de l'avis de recherche, Chrif Bin Louidane m'a contacté personnellement alors que j'étais en Espagne pour m'informer qu'il allait m'aider à regagner le pays sans être inquiété. Et pour que cela soit rendu possible, je devais tout simplement lui transférer la somme de 800 millions de centimes qu'il allait lui-même remettre à une personnalité dont je tairais le nom. En tout cas, pour l'instant. C'était le prix à payer pour qu'on efface mon nom de l'ordinateur central des services de police. L'argent viré et empoché, je suis retourné au pays, par la frontière de Bab Sebta, au mois d'avril 2003 où j'ai trouvé des agents en civil qui m'ont accompagné au poste pour un interrogatoire de routine. Qui est cette personnalité dont vous faites allusion ? Etait-ce Abdelaziz Izzou ? Je ne vais pas vous la communiquer maintenant, par peur de représailles. Mais il se reconnaîtra lui-même à travers cet entretien. Quel a été le deal que vous avez passé avec Chrif Bin Louidane ? Avez-vous continué à travailler avec lui dans son activité illicite ? Pas du tout. Et c'est ce qui m'a valu cette lourde peine de 23 ans de prison prononcée contre moi simultanément par la Cour spéciale de justice (3 ans) et la Cour d'appel de Tétouan (20 ans). Recontacté par Chrif Bin Louidane, qui n'a pas cessé de me harceler pour que je rejoigne son réseau, je lui ai signifié une fois pour toutes que j'ai payé largement et suffisament le prix de ma liberté. Tout se passait bien jusqu'au 3 août 2003, soit quatre mois, après mon retour au Maroc. Justement, qu'est-ce qui s'est passé cette nuit-là ? On dit que vous avez échangé des tirs de balles avec le réseau Hicham Harbouli près de la résidence royale de Marina Smir ? Ce soir-là, j'étais en famille pour fêter l'anniversaire de ma nièce à Cabo Negro. Nous étions tous là, regroupés autour d'un dîner familial pour célébrer l'évènement. Passé minuit, j'ai décidé, en compagnie de mon beau-frère d'aller en boîte de nuit, le Baobar, pour rejoindre des amis venus de Casablanca. À peine avais-je franchi la porte d'entrée qu'une bagarre a éclaté entre la bande des Casablancais menée par mon ami Mourad Bouziani et le clan de Hicham Harbouli pour une histoire de filles. J'ai essayé vainement de calmer les esprits, surtout Mourad à qui l'on a cassé le pare-brise d'une voiture que je lui avais vendu. Connaissant les antécédents et le mauvais caractère de Mouard Bouziani, j'ai réussi difficilement à le faire sortir de la discothèque et le convaincre d'aller au poste de police pour déposer une plainte en bonne et due forme. Une fois sur place, les policiers n'ont pas pris la chose au sérieux et ont signifié à Mourad, malgré mes supplications, de revenir le lendemain. C'est ce qui allait provoquer la rage de Bouziani qui tenait coûte que coûte à faire le justicier de la nuit. Je l'ai accompagné jusqu'à la station de service qui m'appartient et je l'ai supplié de se calmer. On s'est quitté vers 3 heures du matin et j'ai regagné chez moi sans aucune histoire, ni avec ceux qui se sont battus à mort dans la discothèque ni, non plus, avec la police qui n'a pas levé le petit doigt pour régler cette affaire. Et ce n'est qu'au lendemain matin que j'ai appris la suite de la rixe des clans. Mourad Bouziani s'est bel et bien fait justice lui-même. Vous n'avez été arrêté que le 11 août 2003 à Tanger alors que votre affaire avait démarré dès cette soirée-là. Ou étiez-vous pendant tout ce temps-là ? Ecoutez, si j'avais quelque chose à me faire reprocher, je n'allais pas rester au pays. Ni non plus attendre qu'on me mette la main dessus. Avec ma double nationalité, marocaine et espagnole, je pouvais très bien passer la frontière sans aucune difficulté. Chose que je n'ai pas faite. Deux jours après l'éclatement de la bagarre, soit le 5 août 2003, et alors que je me trouvais à Casablanca, ma famille m'a appelé pour m'avertir qu'un autre avis de recherche a été lancé contre moi et que j'ai été activement recherché par la police. D'autres connaissances m'ont également signifié que des barrages de police ont été dressés à l'entrée de Tanger, comme à Tétouan, avec mes photos à l'appui, et que l'affaire a pris des dimensions alarmantes. Mettez-vous à ma place. Que pouvais-je faire moi qui m'est présenté avec ma véritable identité à l'hôtel Washington pendant mon séjour à Casablanca. J'ai donc choisi de courir le risque et d'aller à Tanger afin de me cacher dans l'appartement de ma mère situé, sur le «Boulivard» au centre ville. Entre temps, Chrif Bin Louidane, a sévi encore en chargeant un autre narcotrafiquant Mohamed Zerhouni alias Sehfoud, l'un de ses bras droit arrêté en Europe et extradé au Maroc l'année dernière, de m'appeler sur l'un de mes téléphones portables pour me tendre un piège. Sehfoud m'a dit textuellement qu'il allait me faire sortir du pays, sur ordre de Chrif Bin Louidane, et qu'il fallait juste rentrer à Tétouan pour y parvenir. Chrif Bin Louidane voulait coûte que coûte me livrer aux autorités pour se venger de moi et offrir ainsi un joli cadeau à son protecteur Abdelaziz Izzou qui allait bénéficier par la suite d'une promotion. Où et comment les services de l'ordre ont mis la main sur vous alors ? À Tanger, c'était la nuit du 11 août 2003. Alors que nous étions cachés, moi-même et mes amis, Redouane Cheikh ainsi que Abdellouahed Hdidou dans l'appartement de ma mère, nous avons été surpris par l'arrivée d'un commando de policiers qui nous ont arrêté sans aucune résistance. Nous avons été conduits tout d'abord à la préfecture de police de la ville, puis transférés illico presto, les yeux bandés, au siège de la DST à Temara pour l'interrogatoire. Pendant le trajet, j'ai entendu Abdelaziz Izzou dire à son interlocuteur au téléphone portable qu'il méritait bien qu'on lui arrose cet exploit. Quelques jours après, j'ai été finalement emmené à la BNPJ à Casablanca où l'on m'a fait signer des PV que je n'ai pas lus. Le reste, je pense que vous le savez. 3 ans de prison ferme à la Cour spéciale de justice pour corruption et 20 ans à la Cour d'appel de Tétouan et d'une amende de plus de 3 milliards de Dhs pour trafic de drogue à l'échelle internationale. Mais ce qu'on a saisi à l'époque est impressionnant et démontre votre implication dans le trafic de drogue ? Les zodiacs et les talkies-walkies qui ont été soi-disant saisis par la police, et dont les images ont été diffusées sur les deux chaînes de télévision, ne m'appartiennent pas. Les embarcations, à titre d'exemple, ont été ramenées de Ksar Shgir et elles sont la propriété de Chrif Bin Louidane. Posez la question à Mohamed Charaf Eddine, l'ex-préfet de police de Tétouan, libéré depuis, il en sait quelque chose, lui. C'est lui-même qui les a découvertes et au lieu de le promouvoir à un poste de responsabilité, Abdelaziz Izzou, a choisi de le mouiller et l'impliquer dans cette affaire en tant que complice. Lisez les PV et vous saurez la vérité. Ce que l'on a trouvé sur moi se limite à deux montres, trois cellulaires et une petite somme d'argent. Revenons aux liaisons Chrif Bin Louidane et Abdelaziz Izzou. Que savez-vous au juste ? Suivez mon raisonnement et vous allez tout comprendre. Chrif Bin Louidane m'a vendu à Izzou en 2003, son complice et son protecteur, en tant que gros narcotrafiquant du Nord. Tous les deux, ils ont tout monté pour faire de moi un dangereux criminel avec des histoires à dormir debout comme quoi je circulais avec des gardes du corps… C'est ridicule et absurde, mais passons. Quelques mois plus tard, Abdelaziz Izzou, alors préfet de police de Tanger, a été promu au grade de directeur de la sécurité des palais royaux. Pourtant, il continua à protéger Chrif Bin Louidane qui faisait depuis plusieurs années l'objet d'un avis de recherche national et international et qui, rappelons-le, circulait librement entre Tanger et Tétouan. Trois ans plus tard, et Dieu Merci, le pot aux roses est découvert. Chrif Bin Louidane a tout avoué aux enquêteurs de la Gendarmerie Royale, entre autres le rôle de son ex-ami et les pots de vins qu'il recevait en contrepartie de son silence. Je ne vous cache pas que je faisais dans le trafic de drogue, mais pas au point d'être condamné injustement à 23 ans de prison. Une peine très lourde pour une seule opération que j'ai réalisée de surcroît pour le compte de Chrif Bin Louidane. À tout casser, je ne mérite pas plus de 5 ans de prison. Comment se passe votre détention à la prison civile de Salé ? Etes-vous toujours en isolement ? Mal, très mal. Depuis bientôt deux ans, je suis incarcéré au pavillon des islamistes dans une cellule isolée et humide. Contrairement à tous les détenus, même les islamistes, je suis contraint à un règlement très spécial qui me rend la vie très difficile en prison. Je n'ai pas le droit de visite, je n'ai pas le droit à l'intimité conjugale, je n'ai pas le droit de sortie à la cour… C'est insupportable et intenable. J'ai frappé à toutes les portes des associations des droits de l'Homme, des ministères, mais en vain.