J'étais au sein d'un petit public venu assister à une causerie autour du livre de Abdallah Laroui, intitulé sobrement «Le Maroc et Hassan II, un témoignage», animée par l'auteur lui-même. Invité par l'illustre professeur à présenter succinctement son ouvrage en préambule, j'improvisais tant bien que mal, m'évertuant à offrir à celui qui était le maître du moment quelques petits tremplins, ainsi qu'il me semblait qu'il le désirait. J'eus, au cours de mon propos, à dire beaucoup de bien de cet ouvrage, pourtant trop composite à mon goût, mais qui, parce que mordant sur le contemporain et l'actuel, me paraissait relever du journalisme et de la presse. Mais que n'avais je pas dit ?! Que n'avais-je pas commis ?! Le journalisme ? Oh, la, la ! Un monsieur de l'assistance se leva véhément et récusa fortement le terme de «journalisme», concernant une uvre signée du grand historien et penseur, originaire d'Azemmour. Tout, sauf ce qualificatif qui lui paraissait presque infamant. Avec sa sagacité coutumière, Laroui vola à mon secours et signifia à l'intervenant que le mot dans ma bouche devait être pris en excellente part. Il insista sur le fait que lui-même acceptait volontiers d'être partie prenante dans ce genre qui pouvait, à l'occasion, ne pas être si mineur que cela. Journaliste moi-même, comment aurais-je pu insinuer une connotation péjorative, dès lors surtout que j'essayais de donner mon sentiment sur un ouvrage faisant partie de la bibliographie d'un auteur qui m'est cher. Toutefois, ce ne sont pas de ces digressions, qui peuvent paraître, à juste titre, quelque peu oiseuses, dont je veux parler, mais du symptomatique dans la réaction si naturelle de l'intervenant, qui trouvait que c'était insultant que le livre en question soit classé dans la catégorie si vilipendée de la presse. Pourtant, quel écrivain de la trempe des Victor Hugo, Châteaubriant, Dostoïevski, Al Akkad, Allal El Fassi ou autres, aurait rougi de se retrouver au milieu de cette digne compagnie ? Je sais bien qu'il y a eu nombre d'autres gens de lettres - beaucoup trop à mon goût ! - qui ont tenu à faire le distinguo entre l'écrivain (le littéraire) et l'écrivaillon (le vulgaire), celui qui sévit dans les gazettes et autres hebdomadaires. En un mot, on comprendra que longtemps, on a voulu tracer une frontière entre le noble et le commun. Mais ici, chez nous au Maroc, on entend le cri «mais, ce ne peut être du journalisme, puisque c'est apparenté à un écrivain du genre noble». Confusément, j'en suis persuadé, on considère la presse comme une branche tout à fait subalterne des uvres de l'esprit. Même pas de l'ordre d'une démangeaison pruritaire relevant de l'élémentaire et du mal-dégrossi. Je me rappellerai toujours cette saillie émanant d'une de mes connaissances, m'affirmant droit dans les yeux, sans sourciller, qu'un journal marocain est un objet un peu répugnant qu'on doit s'abstenir absolument de faire pénétrer dans sa demeure. Il faut le parcourir en diagonale et l'abandonner dans une poubelle ou, à la rigueur, le laisser traîner dans un lieu public quelconque Dans quelle considération on tient donc nos écrits, nos papiers, pour les tenir aussi loin de la portée de nos familles, de nos enfants ! Quitte à ne pas se préoccuper sérieusement de notre environnement naturel et de l'écologie qui nous interpelle à tout instant, nous voudrions en priorité, en urgence, prémunir nos proches contre une pollution des lignes que charrie l'encre sur le papier de nos publications domestiques. Le danger reste pourtant à l'évidence cosmétique, ne serait-ce qu'en raison du fait que le Royaume, toute honte bue, est à la traîne dans les statistiques (sérieuses, on ne peut plus) de l'UNESCO en matière de lecture de la presse notamment. Et si nous prenons les chiffres fournis dans la rubrique «Maghreb», nous ne pouvons que constater - en termes de pourcentages - que nous tenons glorieusement la lanterne rouge après l'Algérie, la Tunisie, la Mauritanie et la Libye. En essorant et en malmenant les chiffres, on arriverait péniblement à cinq centaines de milliers de lecteurs, tous titres confondus - et dans les deux langues, arabe et français. Et on crie au danger moral et intellectuel qui peut frapper nos enfants et nos proches si vulnérables, si fragiles. Une partie appréciable de cette masse (excusez l'impropriété du mot), est faite d'individus peu portés sur l'honnêteté puisque le Maroc est dans le peloton de tête des pays où sévit la déplorable manie de la location des journaux. Ce sont les moins démunis qui s'adonnent, allégrement et sans se cacher, à ce sport national lamentable qui consiste à spolier et l'éditeur et le diffuseur ainsi que d'autres partenaires de moindre importance dans la chaîne de production de la presse. Serait-ce un groupe d'irresponsables que je désigne ainsi ? Que l'on se détrompe, puisque dans les ministères, dans la haute administration ou dans les services décentralisés, à quels trafics ne se livre-t-on pas : remises en circulation d'invendus pillés récents, écritures apocryphes et malversations diverses. Je suis même tombé sur un petit échangisme entre dotations de presse des différents groupes parlementaires et un kiosquier de l'avenue Mohammed V, en toute bonne conscience et sans que ni les dits parlementaires ni les revendeurs ne se croient coupables de commettre ainsi un quelconque larcin. Nous n'allons pas jouer à dresser un inventaire du médiocre et du légèrement crapuleux dans notre société marocaine, si satisfaite d'elle-même par ailleurs. Contentons-nous de dire que ce n'est pas là, à proprement parler, un phénomène immanent d'une société aux murs saines. On peut poursuivre et s'alarmer de considérer que la presse n'est pas seulement le reflet d'une société dans laquelle elle est produite, mais sûrement qu'elle en est le mérite même, en quelque sorte. Pendant tout ce temps, que faisons-nous, journalistes que nous sommes : soutiers du métier, vedettes éditorialistes, reporters ou employés assurant le fil des événements du jour ? Nous faisons, en gros, peine à voir. Nous nous chamaillons, nous nous crépons le chignon, nous nous échangeons des noms d'oiseaux, nous nous débinons les uns les autres à qui mieux mieux. Sans vergogne et sans pitié pour nous-mêmes. On peut compter sur le bout des doigts d'un seule main ceux d'entre nous qui ont lu, médité et tiré profit du précis concocté et publié, il y a quelques mois, par le jeune professeur Jamal-Eddine Naji sur la déontologie nécessaire à tout moment dans l'exercice de notre beau métier de journaliste. Il est indéniable qu'il n'est pas possible ni recommandé de faire de ce livre un vade mecum, une feuille de route permanente. Il faudrait, en fait, que son utilité apparaisse comme d'elle-même pour que cet instrument précieux devienne indispensable à nous tous, journalistes, publicistes et communicateurs. Est-ce trop demander à notre corporation pantelante et vaniteuse à la fois ? Nous ne le croyons pas et voulons gager que nous saurons nous reprendre et faire face à tous les défis que, raisonnablement, nous souhaitons relever. Il y faudra sûrement du courage, du sang-froid et beaucoup d'abnégation. Tous ensemble, il nous faudra nous y atteler. Quand je dis tous, je fais plus qu'allusion aux consurs et confrères du secteur public, du domaine privé, de la presse «partidaire» ou à celle nouvelle qui porte de grandes espérances. Sans oublier ceux qui uvrent d'une manière artisanale ici ou là avec scrupules et foi. L'essentiel est de faire attention de ne pas mélanger les genres ! Jamais ne laisser déborder, par exemple, la publicité sur le journalisme et ne pas accepter que la corruption ne corrompe totalement le cur vivant de l'information et du commentaire qui en découle comme de source. La corruption, il faudra qu'on en disserte longuement et profondément, car elle est dans ce domaine, un véritable mal absolu. Elle empêche toute clairvoyance et toute vision volontariste pour se forger un avenir, notre avenir.