La question du «commerce» de l'enseignement est trop grave pour être associée à l'anecdote. Les générations montantes feront les frais de ce business épouvantable. Le chantage aux notes, la rapacité au détriment du civisme, l'enrichissement indu… «Trop, c'est trop», scandent les parents d'élèves. S'il existe bel et bien d'honnêtes enseignants, la pléthore des sans-vergogne est impressionnante. Enquête. Généralisation, démocratisation, arabisation, égalité des chances… des slogans lancés dès avant l'indépendance. Un demi-siècle plus tard, la généralisation demeure hors de portée et l'arabisation se fait à l'abri des métrés du développement. Quand à la démocratisation, elle patauge entre un enseignement privé livré aux lois du profit et une école publique atone. Dans cette galaxie où l'on est censé forger le destin du citoyen, le nombre de brebis galeuses augmente à un rythme sûrement diabolique : l'appât du gain rapide, la pression des besoins avérés ou artificiels et, surtout, l'impunité assurée par la protection corporatiste concourent à la massification du «commerce éducatif». Des pratiques marchandes, pour le moins inciviques, ont vu le jour dans une atmosphère délétère où le délégué d'enseignement, le patron d'académie, le proviseur, les parents d'élèves et même les (honnêtes) enseignants semblent dépassés par le mal. Chantage aux notes A la tête de ces pratiques, on placera l'horrible chantage aux notes. Dans certains établissements, dès le début de l'année, la majorité du corps enseignant, avec les profs de maths et/ou de physique en tête, s'accorde à infliger aux élèves des exercices si difficiles que les heures supplémentaires deviennent la seule issue. En connivence avec certains chefs d'établissements, les 24 heures hebdomadaires réglementaires sont ramenées à la moitié. Le reste du temps est investi dans les cours privés ou de soutien à un prix de séance allant de 100 à…300 DH. «En matière de chantage, un professeur de lycée a trouvé mieux : Il a osé prétendre que l'Académie l'a chargé de sélectionner les sujets du bac. Le nombre de ses élèves du soir et du week-end a immédiatement triplé !». Celui qui me raconte le méfait n'est pas étranger au domaine. Il est lui-même enseignant à l'Université Cadi Ayyad. Mais au registre universitaire, d'autres combines sont mises en branle. Nous y reviendrons dans l'un de nos prochains numéros. Certains enseignants sont surbookés jusqu'à repos négliger. Ils sont, en effet, nombreux à entreprendre leur fructueuse «besogne» à 18 h pour ne la terminer qu'à minuit. Quelle capacité d'entendement faudrait-il à un élève pour ingurgiter le savoir au retour de l'école, à 18h, ou a fortiori à minuit ? «Il existe, certes, des profs qui donnent quelques heures supplémentaires pour faire face au coût de la vie, tout en s'acquittant de leur devoir au sein de l'école publique. Mais combien sont-ils par rapport à ceux qui abusent ? Comment peut-on arriver à gagner jusqu'à cinq briques par mois en pompant les pauvres parents ?», s'interroge Mohamed B., président d'une association de parents d'élèves, qui nous met en garde aussitôt : «Si vous citez mon nom, ma fille et mes deux garçons pâtiront» La loi du silence D'ailleurs, tout au long de notre enquête, rares étaient ceux qui ont osé pointer des établissements, prononcer des noms et révéler des mœurs pécuniaires parfois nauséabondes. Le corps enseignant s'abrite derrière ses nombreux syndicats pour perpétuer la victimologie : «Durant plus de trente ans, l'instituteur et le professeur ont été victimes de la suspicion. Leur situation sociale s'est dégradée progressivement jusqu'au jour où l'Etat s'est fait tirer les oreilles par la banque mondiale et les instances européennes. Mais le mal était déjà là», professe Abdelhakim C. conseiller d'éducation. «Le nombre des réformes et autres réformettes engagées par l'Etat depuis 1956 est impressionnant. J'en ai compté pour ma part 38 ! Pour quels résultats ? Des colloques, des commissions et des mesures marquées du sceau de l'improvisation», ajoute-t-il. Pourtant, les choses ont évolué depuis le fameux colloque d'Ifrane. La commission Belfkih a élaboré un pacte stratégique. Mais le département de l'éducation nationale peine à insuffler la dynamique nécessaire. «C'est bien ce tâtonnement qui alimente l'angoisse des parents, les acculant à payer toutes sortes de cours à leurs enfants. Je vous donne un seul exemple : On vient d'instituer un tronc commun technique dit «S.I» pour «Sciences de l'Ingénieur». Il est destiné aux élèves de la première année du lycée. Avons-nous les profs techniquement polyvalents et, par conséquent, habilités à enseigner des matières aussi disparates que l'électronique et l'informatique ?», s'interroge Abdelouahed M., professeur de technologie à Casablanca qui n'oublie pas de nous signaler la disparition de la programmation informatique des modules dispensés. Le scandale En vérité, ce n'est pas tant le fait qu'un prof puisse monnayer des cours donnés en privé qui est répréhensible. Ce qui fait scandale, c'est bien le fait de prodiguer, moyennant finance, un enseignement de qualité, parce que de proximité, au détriment de celui que l'école publique se doit d'offrir à tous. En cette fin d'année, le prix horaire des cours de maths a atteint 400 DH. Cette somme doit être payée cash, à la sortie des cours. «Mon collègue de maths a dû sécher quelques cours de lycée pour faire face à la forte demande. A raison de 200 DH par tête et par heure – il a une dizaine de «clients» par heure, de 18h à 00h – il empoche la coquette somme de 12.000 DH à la fin de la soirée !», nous dit ce prof d'éducation physique. Il nous relatera aussitôt le fait que lesdits cours sont dispensés dans…une école primaire. Avec la complicité du directeur. La facture d'électricité sera payée par le contribuable. Nous apprendrons que ce pédagogue mercantiliste perçoit un premier salaire de fonctionnaire (hors cadre) de 12.000 DH ainsi qu'une rémunération de 7.000 DH de la part d'une institution privée. Le plus effrayant dans ce business, c'est bien le fait que l'on impose ces cours aux élèves, fussent-ils des plus brillants. «Beaucoup de profs sont devenus de véritables racoleurs. Même s'ils ne dispensent pas eux-mêmes des cours, ils racolent pour leurs collègues, surtout pour ceux qui ont édifié des institutions fortement lucratives», témoigne Ali F., professeur d'éducation islamique. Les enseignants sont-ils les seuls responsables d'une telle situation ? «Que non, affirme Rachida El Azadi, interrogée plus bas, elle-même professeur et présidente de l'association des parents d'élèves du collège Imam Malik à Marrakech, les conditions de travail et le pouvoir d'achat dérisoire des enseignants y sont pour beaucoup» Lamentable situation En réalité, la situation des collèges et des lycées se trouve dans un état indigne de la mission qui leur est conférée. Les classes, les laboratoires et même les cabinets de toilette et les lavabos sont délabrés. Murs sales, peintures pâlies, internats calamiteux, surpopulation des classes, programmes fleuves… comme si l'Etat s'était désengagé de l'enseignement public. Principalement sur le dos du tissu associatif qui doit aller réparer les dégâts des eaux et l'électricité, surveiller et entretenir les espaces verts, tisser des partenariats avec le privé et l'étranger pour faire face aux dépenses visibles et imprévisibles…etc. Alors que la loi en a fait des membres à part entière des Conseils de gestion, les associations de parents d'élèves sont souvent mis devant le fait accompli. Ils ne sont invités que pour valider ce qui a été décidé sans la moindre discussion. «Il ne s'agit pas d'en vouloir à la personne d'El Malki ou même à ses prédécesseurs. C'est un véritable système de laisser-aller qui s'est installé sous le chapiteau de la bureaucratie et des promesses non tenues. Nous avons l'impression que l'Etat s'évertue à paupériser cet «enseignement des pauvres» au profit d'une privatisation rampante qui peine à dire son nom. Le gouvernement obéirait-il à des diktats étrangers ? Pourtant, même la Banque mondiale semble scandalisée par l'état des lieux et les résultats qui en découlent», assène Mahdi R., surveillant général. Beaucoup de vrai dans ces propos lorsqu'on les adjoint à des situations tragi-comiques, tel cet instituteur qui fait allègrement dans le commerce de volailles ou cet autre qui s'est improvisé agent immobilier. «Je ne peux pas élever mes cinq enfants avec 3800 DH», nous dit ce dernier avant de nous lancer le défi de «trouver un seul enseignant qui n'a pas quatre à cinq crédits sur la tête». Parallèlement à cette indigence en moyens et en motivation, d'aucuns se sont choisi une ligne de conduite proprement scandaleuse. Le cas de ce prof d'un lycée historique de Marrakech qui a édifié une superbe institution où l'on inscrit les gamins de 5 ans en même temps que les élèves du primaire et du secondaire. Les classes de «prépa» ne tarderont guère, selon les voisins. Pourquoi ne pas investir ce créneau, diront les plus malins, sachant que l'ensemble du parcours allant de la première année du primaire jusqu'à la première année du bac est vertigineusement… «glissant». Jugeons-en : la misérable moyenne de 3 sur 10 pour passer en primaire d'une classe à l'autre. Les élèves peuvent recopier à loisir les corrigés des examens dûment inscrits sur le tableau. Taux de réussite proche ou égal à 100% ; 6 sur 20 au collège et un bac à moins de 13 sur 20. Bac que très peu d'établissements universitaires acceptent. Beaucoup de bacheliers se rabattront alors sur l'Ukraine, le Sénégal, la Tunisie, la Russie, la Turquie ou…les facs du pays ! Dieu que c'est pénible de procréer hic et nunc ! Bien avant le primaire, le citoyen doit conduire ses enfants vers les deux ans d'enseignement fondamental imposé par la loi. Qui paie ? Lui-même, bien sûr. «C'est l'Etat qui a tendu le tapis rouge aux «marchands du savoir». Si l'enseignement public était mis au standard de la décence et que la dignité des enseignants était encadrée par la motivation, rien de tout cela ne serait passé», affirme Abderrafiâ D., professeur d'hitoire-géo. Son collègue, Abdenbi B. va jusqu'à affirmer : «Nous sommes les seuls fonctionnaires qui n'avons aucun moyen d'extorquer des subsides à nos concitoyens. Les autres fonctionnaires mal payés peuvent aisément recourir à la corruption pour faire face au coût exorbitant des nécessités de la vie. Nous n'avons que les cours payants pour faire face à ces nécessités. N'oubliez pas que nous sommes également des pères et des mères de famille !» Carences criminelles Mais toute cette panoplie de carences infrastructurelles, économiques, sociales, justifie-t-elle le fait d'infliger le pensum des cours payants, se jouant ainsi impunément du destin des générations montantes, celles-là mêmes dont on attend le remorquage tant espéré à la civilisation de l'universel ? «Des grands mots sans intérêt. Rétorque Farid G, professeur d'arabe. Mes quatre enfants me coûtent mensuellement 2.000 DH chacun. Cela fait 8.000 DH auxquels il y a lieu d'ajouter un minimum de 4.000 DH qui vont aux cours du soir. Or, mon salaire de professeur ne dépasse guère 7.100 DH. Comment combler la différence ? Comment se loger, se nourrir et se vêtir ? Je fais des heures supplémentaires chez les gens et je bricole les week-ends. N'est-ce pas mieux que d'aller braquer ou voler ? L'Etat doit se réveiller ; ses enseignants n'en peuvent plus !» Et si l'INDH s'emparait de l'un des indicateurs fondamentaux de l'indice de développement humain qu'est l'éducation ? N'y a-t-il vraiment pas là un chantier à entreprendre ? Pourquoi ne pas relever le niveau scolaire de nos enfants en développant et encadrant les heures supplémentaires et les cours de soutien ? Certaines nations ont pu le faire en inventant des formules originales. La philosophie de l'INDH peut aisément intégrer un tel défi, faisant éviter au Maroc une «égyptianisation» des diplômes et des qualifications. Tout au long du cheminement scolaire et, ultérieurement, universitaire, nos jeunes concitoyens assistent quotidiennement aux voltiges tantôt tragiques, tantôt comiques, que leurs parents exécutent pour leur payer des études décentes. Ils grandissent donc avec une amertume rentrée et, pour certains d'entre eux, une rancune sociale tenace dont peuvent aisément se saisir les tenants de l'obscurantisme. Le danger latent et néanmoins réel est là. Que les «marchands du savoir» reviennent donc à la raison pour ne pas livrer nos jeunes générations aux «marchands du paradis» ! 3 Questions à Rachida El Azadi (*) Q : : Que pensez-vous, en votre double qualité de pédagogue et de responsable d'une association de parents d'élèves, du «commerce du savoir» pratiqué par la majorité des enseignants ? R : Ce serait malhonnête de ma part de nier l'existence d'un tel commerce, comme vous dites. Mais, s'est-on suffisamment penché sur la situation du corps enseignant, notamment ses franges inférieures ? Je souhaite vous rappeler que l'enseignant est également père de famille et qu'il subit les mêmes contraintes que les autres. En revanche, je ne peux que stigmatiser les pratiques de certains enseignants qui s'enrichissent au détriment de leur devoir de pourvoyeur de savoir au sein de l'école publique. Au risque de vous paraître archaïque, je conçois l'enseignement comme un sacerdoce, tel que le prince des poètes Ahmed Chawqi l'a défini en mettant l'enseignant à un niveau proche du prophète. Pour revenir à votre question, l'Etat se doit d'endiguer les alibis tangibles de la modestie des moyens et du manque de motivation de mes confrères avant de s'attaquer au problème du «commerce du savoir» Q : Pensez-vous que ce commerce est, malgré tout, justifiable ? R : C'est un «mal momentanément nécessaire» qu'il va falloir affronter non pas avec un millième texte législatif ou réglementaire, mais bien avec des mesures innovantes et réparatrices des torts passés subis par le corps enseignant. Q : Quelles mesures urgentes préconisez-vous ? R: Trois urgences : 1• Réduire d'au moins 30% le nombre des élèves dans une classe ; 2• Améliorer les conditions de travail des enseignants en lançant un véritable plan national de restauration et de modernisation des infrastructures dans les collèges et les lycées. Pensez que le Lycée Ibn Abbad, qui a «produit» des hommes d'Etat, des capitaines d'industrie et des chercheurs, se trouve aujourd'hui dans un état que je qualifierais de honteux ; 3• Eradiquer l'hypocrisie en affrontant les problèmes au cas pas cas, sans oublier de doter les responsables locaux des moyens nécessaires tout en veillant au contrôle des procédures et des deniers alloués. (*) Professeur et présidente de l'Association des parents d'élèves du collège Imam Malik à Marrakech