Il y a un peu moins de cinquante ans, 350.000 citoyens marocains ont récupéré tous ensemble le Sahara marocain occupé par l'Espagne. Plus qu'une récupération d'un territoire, ce fut un moment qui a ouvert la voie à la refondation de l'Etat, soudé les différentes composantes de la société marocaine dans un contexte assez particulier et surtout renouvelé la cohésion entre le trône et le peuple. A ce propos, l'historien Mostafa Bouaziz raconte qu' «au début des années 1970, l'Etat marocain peinait à sortir la tête de l'eau. Il était ébranlé ». Car, rappelle-t-il, «le roi Hassan II avait failli perdre sa vie deux fois, suite à deux coups d'Etat. En 1973, un début de guérilla commençait à voir le jour à plusieurs endroits du Maroc ; au Moyen Atlas, au Sahara, à l'Oriental, etc.». «L'événement de la marche verte est donc intervenu pour amener une recomposition de la base sociale du pouvoir marocain», souligne l'historien. Vers une patrie citoyenne C'était un moment fédérateur qui a permis de renouveler l'esprit de la Révolution du roi et du peuple. Ces deux derniers souhaitent échapper aux griffes de l'Occident. Mais pas seulement. Outre le parachèvement de l'intégrité territoriale, beaucoup de facteurs donnent à la marche verte une grande importance dans l'imaginaire collectif marocain. Dans ce sillage, Bouaziz, qui porte un regard assez particulier à la notion d'Etat-nation et son évolution au Maroc, met en avant les mutations qu'a connues la notion de « patrie » au royaume. «C'était une amorce d'une mutation politique vers une évolution plus citoyenne. L'évolution du la patrie territoriale ou «Watan territorial», comme préfère la nommer Mostapha Bouaziz, vers une patrie politique (Watan politique), allait avec la marche verte évoluer encore plus vers « une patrie citoyenne», décortique l'historien. Bien plus que des frontières, un espace commun est donc créé. «La verticalité dans la prise de décision adoptée auparavant par l'Etat s'est montrée sans fruits et la naissance d'un nouveau Makhzen sonnait comme un nouvel espoir. Un modèle de fonctionnement s'imposait et a commencé à s'articuler doucement autour de l'adhésion. Et pour aller vers une adhésion, il fallait trouver un intérêt commun», analyse Mostafa Bouaziz. Naissance du consensus national Si les partis de l'opposition, notamment, l'Union nationale des forces populaires (UNFP), réclamaient à eux seuls le retour du Sahara marocain ainsi qu'une résolution de tous les problèmes de colonisation, les doléances étaient désormais communes entre le roi et le peuple. Au-delà de participer ou pas au pouvoir, l'urgence était de créer un espace du commun qui sera géré par le consensus. «C'est avec la marche verte qu'est né le consensus national sur le Sahara», souligne notre historien. Mais, selon lui, le débat sur le consensus national après la marche verte a dépassé la question du Sahara. «On s'était dit: pourquoi se mettre d'accord seulement sur le Sahara? La question pourrait toucher d'autres éléments qu'on devrait placer au-dessus des divergences sur la gestion quotidienne du pays», se rappelle-t-il. Ainsi, l'ouverture politique du pays a donné naissance à un processus de démocratisation nouveau. L'Etat, qui était avant assez autoritaire, a décidé de repenser sa politique en commun. «Le processus a pris beaucoup du temps et continue de le prendre. C'est une amorce de la mutation vers un Etat citoyen, qui doit prendre tout son temps», fait savoir Mostafa Bouaziz. Bâtir le commun maghrébin De fil en aiguille, cette dynamique d'ouverture, qui a été instaurée par la marche verte avec la participation d'un grand nombre de Marocains, a permis l'organisation des élections municipales dès 1976 et des élections parlementaires et législatives en 1977 donnant lieu à la naissance des institutions constitutionnelles. «C'est un sujet à controverse, admet Bouaziz, mais les institutions ont tout de même été instaurées». «Ce processus est long, car ce n'est pas une ligne droite. Il y a des avancées comme il y a des ratées», nuance-t-il. D'après lui, le processus de l'évolution du «Watan politique» vers un «Watan citoyen» est aujourd'hui en panne à deux niveaux. Le premier a trait à l'environnement du pays et concerne essentiellement le Maghreb. Selon notre historien, la question du Sahara devait être résolue au niveau du Maghreb en créant une entité maghrébine importante. Laquelle permettra aux pays nord-africains de se placer comme partenaires dans un monde en pleines mutations. « La question du Sahara continue d'être un litige régional et international, car le processus de ladite évolution est en panne au niveau de la citoyenneté», estime Bouaziz. Alors que cet espace commun créé avec la marche verte sur la base de l'unité territoriale avançait à pas timides vers une démocratisation de l'Etat, il devait s'élargir à d'autres domaines tels que le développement, l'éducation, l'enseignement, la culture et la recherche, etc. Il s'agit là, du second niveau dont parle notre interlocuteur. «Ce ne sont pas des domaines mesurés par les politiques publiques dont la durée est de cinq à dix ans. Ce sont des secteurs qui devraient appartenir au domaine du consensus. Mais, il y a malheureusement aujourd'hui, une verticalité qui étouffe la citoyenneté. Et c'est pour cela qu'on a d'un côté, une administration qui ne sait pas quoi faire et d'un autre, une société qui accumule des colères et qui les exprime dans l'espace public», explique Mostafa Bouaziz. Pas de place aux petites entités Pour notre source, une chose est sure: si l'évolution vers un « Watan citoyen » et un « Maghreb citoyen » peine à voir le jour, c'est qu'elle n'est boostée ni par le dialogue, ni par l'ouverture, ni encore moins par l'élargissement du commun. «Il nous faut, en plus de toutes les priorités du pays, une politique extérieure qui donne une priorité au Maghreb et pas autre chose. Il faut trouver les solutions nécessaires avec la Tunisie et l'Algérie», revendique ce spécialiste du mouvement nationaliste. Il précise que dans le monde de demain, il n'y a pas de place aux petites entités. «Si nous avons une chance d'être présents comme partenaires à part entière dans le monde qui se forme aujourd'hui avec violence, cette chance-là nous ne pouvons l'avoir qu'en agissant en tant que Maghreb. Chacun des pays du Maghreb ne pourra seul résister devant les grandes puissances», dit-il fermement en soulignant que si on laisse le conflit perdurer, s'infecter et se compliquer davantage au niveau du Maghreb, la situation ne permettrait pas qu'une entité puisse nous représenter à l'échelle mondiale. «Il faut redynamiser le processus en commençant par un large dialogue national et en sortant de cette illusion que la verticalité va amener une stabilité en imposant des solutions importées de l'Europe. Mais l'effort n'est pas seulement marocain. Les autres pays du Maghreb doivent bien évidemment fournir les mêmes efforts », appuie Mostafa Bouaziz. Un plaidoyer pour le Maghreb C'est d'ailleurs pour cette raison que, toujours d'après ses propos, le plus souhaitable serait d'avoir une action maghrébine commune afin d'avoir un Maghreb citoyen. Car, insiste-t-il, le conflit au Maghreb est néfaste pour l'évolution de tous les pays et peuples de la région. «Si le Maghreb avait une certaine forme d'unité, quelle serait sa capacité de négociation vis-à-vis de la France par exemple? Vis-à-vis de l'Europe? Quelle serait sa capacité de travail et de gain surtout vis-à-vis de l'Afrique subsaharienne? Surement, elle aurait été énorme. Mais, ceci ne peut avoir lieu que si lesdits pays évoluent vers des Etats citoyens». Préalable indispensable du point de vue de Mostapha Bouaziz pour atteindre cette ambition. Une solution maghrébine est donc possible. La proposition marocaine d'une régionalisation semble pour notre historien, un bon cadre de discussion. Il est presque sûr : les Algériens et les Tunisiens pourraient entrer dans cette dynamique, mais encore faut-il l'engager. D'ailleurs, c'est pour cette raison que la résolution du conflit ne relève pas seulement de la responsabilité du Maroc. «Le Maroc est plus disposé à la discussion que les gouvernants ou plutôt les militaires algériens, mais le peuple lui veut bien discuter. Le peuple tunisien aussi. C'est pour cela qu'il y a un rôle de la société civile, des partis politiques, etc. au niveau maghrébin pour créer les conditions de ladite solution maghrébine», avance Mostafa Bouaziz. «Au moment de la marche verte, le commun marocain était d'aller vers un «Watan citoyen». Maintenant, il faut s'orienter vers un commun maghrébin afin d'accéder à une position internationale importante en tant que partenaire à part entière. Dans le cas contraire, nous resterons toujours des esclaves des forces internationales qui agissent dans le monde sans état d'âme et avec beaucoup de violence», conclut l'historien.