Après son adoption en 2011, la mise en oeuvre de la Constitution de 2011 est aléatoire, faisant durer la période de «transition constitutionnelle». Cette phase critique dans le contexte marocain où les gouvernants sont obligés de faire des concessions en attendant que l'orage passe pour revenir sur leurs engagements. Professeur Mohamed Madani, Université Mohammed V-Agdal de Rabat, revient en détail sur cette notion de démocratie participative contenue dans la Constitution qui peut également avoir un double effet pervers. Finances News Hebdo : Comment définissez-vous la démocratie participative ou directe ? Et comment les articles 14 et 15 peuvent-ils y contribuer, encore si toutefois leur loi organique voient le jour ? Dans ce même ordre d'idées, quelle place réserve la Constitution de 2011 à l'expression citoyenne, qu'elle soit individuelle ou exercée au sein de la société civile ? Mohamed Madani : La notion de démocratie participative qui fait pour la première fois son apparition dans la constitution de 2011, est utilisée pour qualifier des dispositifs et des pratiques de portées fort différentes. Elle renvoie à la fois à des innovations comme les procédures d'élaboration et d'adoption du «budget participatif» de Porto Alegre et à des pratiques plus modestes de réunions de quartiers. La démocratie participative répond en fait à une double demande : sociale et politique. Sur le plan social, les citoyens ne veulent plus se contenter de voter, mais aspirent à voir leurs intérêts et leurs idées pris en compte de manière continue. Sur le plan politique, les autorités ressentent la nécessité de mettre en place des espaces d'échange et de concertation pour consolider leur légitimité. Plusieurs articles de la Constitution de 2011 réservent une place au rôle des associations dans l'élaboration et la mise en oeuvre des politiques publiques (article 12), aux instances de concertation (article 13), aux motions en matière législative (article 14), et aux pétitions présentées aux pouvoirs publics (article 15). Cette démocratie participative peut néanmoins avoir un double effet pervers : d'abord, elle peut encourager la segmentation de l'opinion et la montée en puissance de groupes parcellisés de la société civile et, surtout, servir à surveiller les représentants de la nation et gêner le gouvernement électoral- représentatif. F.N.H. : La signature des pétitions est devenue monnaie courante au Maroc pour manifester son appui ou son désaccord avec certaines décisions ou lois. Justement, quelle serait la valeur ajoutée ou la force obligatoire de ces pétitions signées essentiellement sur Internet à la lumière de l'article 15 de la Constitution ? M. M. : C'est à la loi organique de déterminer les conditions et les formes d'exercice du droit de présenter des pétitions. F.N.H. : En attendant la loi organique qui déterminera les modalités de jouissance de ce droit, pouvez-vous nous éclairer sur votre conception de la chose et des garde-fous à mettre en place pour que ce droit ne se transforme pas en abus ? M. M. : A mon avis, il faudrait d'abord définir ce droit de présenter des pétitions et préciser le nombre de signatures. Ce droit doit, à mon sens, être libre et gratuit. La collecte des signatures doit être libre et ne doit être gênée par aucune entité publique ou privée. Les pouvoirs publics sont tenus d'observer la stricte neutralité vis-à-vis des citoyens et la non discrimination entre eux. Il s'agit ensuite d'identifier les bénéficiaires de ce droit; par exemple, on peut préciser que les Marocains régulièrement inscrits sur les listes électorales du territoire national disposent de ce droit ainsi que les citoyens marocains résidant à l'étranger lorsque l'initiative porte sur une matière qui les concerne particulièrement. Enfin, il ne faudrait pas que les pétitions présentées aux pouvoirs publics soient floues. Il faudrait qu'elles contiennent des indications précises sur l'objet de la pétition. F.N.H. : En France, il est possible de signer des pétitions sur Internet, à condition de vérifier que le site est bien déclaré à la Commission nationale de l'informatique et des libertés. Pensez-vous qu'il faille prévoir la création d'une telle instance pour renforcer ce droit des citoyens que représente la pétition ? M. M. : Une pétition nécessite par définition un certain nombre de signatures au bas du texte et Internet a pour avantage de faciliter l'organisation de l'opération et de recueillir les signatures en ligne. L'inconvénient, c'est que ça donne lieu parfois à des abus. En France, la révision constitutionnelle de 2008 et la loi organique de 2010 permettent aux citoyens de saisir le Conseil économique social et environnemental par voie de pétition. Mais celle-ci doit être signée par au moins 500.000 personnes et rédigée en français sous format papier, ce qui exclut la gestion électronique des signatures en ligne. F.N.H. : Dans un stade plus développé de l'implication citoyenne dans la vie publique, l'article 14 donne le droit de présenter des propositions en matière législative. Là encore, quelle serait à votre avis la démarche la plus pratique à mettre en oeuvre pour faciliter l'accès à ce droit ? M. M. : Il faudrait là aussi insister sur le fait que le droit de présenter des motions en matière législative doit être libre et gratuit et préciser le nombre de signatures nécessaires pour exercer ce droit. Il faudrait aussi clarifier le domaine d'intervention des motions. Celui-ci peut concerner tous les sujets relevant de la compétence du Parlement, exception faite de certaines matières. En outre, il est nécessaire de donner une définition précise des modifications à introduire dans la législation et que ces modifications soient conformes à la constitution. F.N.H. : Aujourd'hui, comment évalueriez-vous le rythme d'opérationnalisation de la Constitution de 2011 ? M. M. : Nous savons tous que la Constitution n'est pas un document opérationnel en soi; la traduction des changements en lois organiques est une phase sensible du processus de réforme constitutionnelle. Une réforme constitutionnelle est loin d'être efficace si les dispositions adoptées ne sont pas adéquatement traduites en lois organiques et des institutions mises en place pour la mise en oeuvre pratique. Cette phase est plus importante dans le contexte marocain où les gouvernants sont obligés de faire des concessions en attendant que l'orage passe pour revenir sur leurs engagements. On sait qu'une fois un référendum constitutionnel a eu lieu, l'attention de l'opinion publique nationale et internationale tombe généralement de façon considérable. Après l'adoption de la Constitution de 2011, on assiste à une mise en oeuvre aléatoire et la période de «transition constitutionnelle» dure encore trois ans après la promulgation du texte.