Après la débandade du PJD lors des dernières législatives, beaucoup s'interrogent sur l'avenir de l'islam politique au Maroc. Tandis que certains composent déjà des «requiem» pour célébrer ce qu'ils perçoivent comme la mort définitive du populisme islamiste au Maroc, d'autres redoutent bien au contraire, la résurgence de ce fond idéologique sous d'autres formes, probablement plus radicales. Une thèse somme toute défendable qui pourrait partir de l'idée que la normalisation politique de ces dernières années a ôté au PJD sa seule singularité, à savoir une certaine radicalité dans le discours combinée à une rhétorique théologico-affective. Résultat, le parti est devenu un parti comme les autres, avec les compétences en moins.
Mais essayant d'apporter un peu de clarté à des concepts qui servent souvent de fourre-tout. Commençons par l'islam politique. Il est évident que du point de vue de l'islam historique que je distingue de l'islam coranique, l'idée de fonder un empire politique là où la révélation visait à fonder un empire éthique et morale, puise ses racines dans le règne des tout premiers califes. Le flambeau fut habillement et très rapidement repris par la dynastie des Omeyyades puis les Abbassides. Confrontée à des empires séculiers et structurés comme l'empire perse ou byzantin, la nécessité pour l'élite musulmane de fonder un bloc impérial uni et structuré pouvait aisément se justifier. D'autant plus que dans un contexte prémoderne, tous les Etats et empires puisaient leur légitimité dans le religieux en tant que ciment invisible transcendant toutes les appartenances communautaires ou ethniques. L'empire était de ce point de vue l'expression politique de la volonté de Dieu, ou des Dieux, selon le contexte et l'époque.
Ainsi, dans une société traditionnelle, il ne serait jamais venu à l'esprit de quiconque de parler d'islam politique ou de christianisme politique, tellement les deux dimensions religieuses et politiques étaient intrinsèquement liées, non sans tensions ni contradictions. Le fait relèverait du pléonasme. Il faudra attendre le XVème siècle pour voir l'enclenchement pour des raisons plurielles qu'on n'a pas le temps de développer ici, d'une dynamique de sécularisation en Europe. La Renaissance, l'Humanisme, la Réforme protestante et l'émergence du capitalisme, seront autant de coups de boutoir qui viendront à bout d'une architecture théologico-politique vieille de plusieurs milliers d'années. C'est l'émergence fulgurante et souvent sanguinaire d'une modernité qui émergera sur les ruines encore fumantes de l'ancien monde.
Le monde musulman, et a fortiori le monde arabe, n'ayant pas connu de manière endogène ces dynamiques et ces mutations profondes, sera l'objet avec la colonisation européenne de ce que je qualifie de viol historique. Une conception moderne et sécularisé du monde viendra armée de ses canons et de sa philosophie des lumières, se greffer sur des conceptions traditionnelles où la séparation entre religion et politique n'était tout simplement pas pensable.
Si face à l'occupation étrangère, la résistance armée a été quasi-universelle, sur le terrain idéologique, des formes plurielles ont émergé.
Pour résumer et en prenant énormément de raccourcis, on pourrait distinguer deux grands courants. Le premier, réactionnaire, principalement salafo-wahhabite, refusera en bloc le schéma démocratique qu'il définira comme hérétique, autant d'ailleurs que les régimes arabes qui vont naitre après la décolonisation qui seront qualifiés par ces derniers de «Taghout», ou l'attachement à l'hymne national et au drapeau, qu'ils perçoivent comme une forme de polythéisme. De même, la loi ne saurait venir des hommes mais de Dieu uniquement, et le seul projet politique défendable est celui du Califat et de la Oumma. Le deuxième, plus subtil et qui finira par prendre la forme du frérisme musulman, partage les mêmes objectifs que le premier, mais voit dans le jeu démocratique et dans la logique partisane de la politique moderne, celle des partis, un moyen d'y parvenir en misant sur un attachement massif de la population au référentiel religieux. A l'image du trotskysme, l'entrisme autant dans les rouages de l'appareil étatique que dans le jeu politique sera la stratégie préconisée. Fonder un Etat dans l'Etat en visant l'hégémonie culturelle et politique.
Exception faite du Maroc, si le monde arabe a été un terreau fertile pour le développement de ce qui sera qualifié d'islam politique, c'est pour des raisons très objectives qu'on ne retrouve pas au Maroc. Premièrement, mises à part les monarchies du Golfe, la quasi-totalité des Etats arabes postcoloniaux opteront dans un contexte de guerre froide pour un nationalisme de gauche, celui du panarabisme sous ces différentes formes à travers le baasisme et le nassérisme. Ces régimes, fortement sécularisés, offriront donc de fait le monopole du discours religieux aux mouvances islamistes, en plus du statut de martyr, du fait des persécutions qu'ils auront à subir.
Au Maroc, étant une monarchie plus que millénaire, la colonisation a certes amené le pouvoir à se réinventer, à se moderniser politiquement diraient certains, mais sans qu'aucune rupture qualitative ne se soit produite dans la nature profonde de ce dernier, ni dans sa relation avec le peuple. La dimension religieuse n'a donc pas été évacuée par le pouvoir. Bien au contraire, elle fut intégrée subtilement comme une ossature symbolique et spirituelle. Il en résulte que le concept juridico-théologique de «Commanderie des croyants» a permis au Maroc d'épargner à la religion les récupérations partisanes et les différentes dérives qui peuvent en découler. Ce concept ancestral bien que réinventé, constitue par conséquent l'une des digues infranchissables pour l'islam politique au Maroc. Autrement dit, il ne peut être question d' «islam politique» au Maroc car chez nous, l' «islam» et la «politique» sont déjà au pouvoir à travers une synergie subtile, enracinée, vivante et contemporaine. La dissonance cognitive qu'à connue un pan entier du monde arabe entre un pouvoir fortement sécularisé et une population profondément attachée au référentiel religieux n'a donc pas eu lieu chez nous. Par-delà la Commanderie des croyants, d'autres rituels politiques ancestraux comme la «Bay'a» viennent renforcer cette dimension politico-spirituelle.
Deuxièmement, si une idéologie islamiste désire quand même se structurer politiquement et de manière décomplexée au Maroc, cela passera nécessairement par une tentative de disqualification de la dimension théologique de l'Etat. Ce qui premièrement relèvera de la haute trahison, une trahison face à laquelle le peuple se dressera en bloc, et deuxièmement, amènera le mouvement à une forme de clandestinité ou de quasi-clandestinité, le plaçant de facto hors du champ du «politique» pour le projeter dans celui soit du terrorisme dans le pire des cas (exemple : DAESH), ou de la métapolitique (exemple : Al Adl wa al Ihssan) dans une perspective sectaire sans aucun avenir politique.
Dans ce schéma, loin d'incarner l'islam politique dans sa forme orientale, le PJD peut être qualifié de mouvement populiste à rhétorique islamique. Et la nuance est de taille.
Face donc à l'islam politique comme réaction historique à la modernité, qu'il est utile encore une fois de distinguer de l'islam tout court, le seul moyen efficace d'y résister est celui d'une politique de l'islam. Celle qui vise à ériger la révélation non en empire politique comme ce fut le cas historiquement, mais en empire éthique et moral, dimension qui malheureusement continue de nous manquer cruellement.