Face à l'impasse idéologique Au moment où on assiste à un regain d'activisme islamiste en cette période estivale, une rencontre a été organisée par le Collectif Démocratie et Modernité avec le professeur Mohamed Arkoun à Casablanca sur le thème : “l'Islam au défi de la laïcité et la laïcité au défi de l'Islam”. Poursuivant son inlassable effort de clarification et d'ouverture des horizons de la pensée arabe, sclérosée par les dérives mytho-idéologiques, Arkoun apporte une nouvelle contribution à un débat plus que jamais vital. L'été est propice à l'activisme islamiste qui part à nouveau à l'assaut de la “dépravation” et autres “turpitudes” dont la mixité des sexes sur les plages et ailleurs, les festivals et plus généralement le “laisser vivre” estival seraient la cause. Sortant d'une réserve plus ou moins forcée, nombre de propagandistes de cet activisme élèvent à nouveau le ton et se font plus provocateurs et plus menaçants. Malgré les orientations officielles en matière de “restructuration du champ religieux”, les prêches hostiles aux droits des femmes et les anathèmes excluant toute ouverture d'esprit et toute tolérance sont encore largement répandus. La sortie récente du prédicateur du vendredi à la mosquée Hassan II à Casablanca, Redouane Benchekroun, président du Conseil régional des oulémas, a étonné par sa condamnation explicite de toute évolution du statut de la femme et des individus ainsi que sa défense d'un modèle de société totalement réactionnaire. Par ailleurs, d'autres adeptes de cette vision anachronique qui s'étaient distingués par une hostilité agissante au projet de réforme de la Moudawana, tel un Zemzemi (connu aussi pour son incontinence raciste et sa haine de la gauche socialiste), s'agitent à nouveau. Avec quelques dissidents du PJD, devenu lui-même cible de leurs attaques, ils projettent d'investir la coquille vide du sigle PDI (Parti démocrate de l'indépendance), avec la connivence du “secrétaire général” de celui-ci, Maâch, pour en faire un nouveau parti islamiste concurrent de celui de Othmani. Triste revers des choses quand on pense que le fondateur du PDI en 1946, Mohamed Hassan El Ouazzani, se voulait “moderniste” avant la lettre et combattait les archaïsmes sociaux et politiques ! C'est dans ce contexte, aux remugles peu rassurants, que le professeur Mohamed Arkoun a, fin juin dernier, animé un débat dans l'amphithéâtre de la faculté de médecine de Casablanca axé sur la clarification des notions et des rapports liant Islam et laïcité (à l'invitation de l'association “Collectif Démocratie etModernité”) .Depuis des décennies d'enseignement, de recherche et d'implication dans les débats de société, Mohamed Arkoun n'a cessé de souligner que la clarification des termes et des représentations dominant les discours idéologiques dans les pays arabes est un préalable, si l'on veut un tant soit peu entendre raison. Un travail inlassable doit ainsi opérer les distinctions nécessaires à chaque fois. Les notions d'Islam, d'Occident, de laïcité, etc. qui pour leurs utilisateurs, relèvent de l'évidence sont en vérité surchargées de préjugés idéologiques qu'il faut décortiquer et relativiser. Dans les sociétés et les périodes où la contamination idéologique est exacerbée et se traduit par plus de passion aveuglante, ce travail est confronté à plus de difficultés mais il est vital si on ne veut pas désespérer tout à fait de l'avenir de ces sociétés et se résigner à leur inexorable régression mortifère. Pluralisme de la laïcité Ce combat pour faire prévaloir les lumières de la raison scientifique contre les passions et l'opacité milite d'abord pour que s'instaure une vraie disposition au débat, faite d'argumentation et d'écoute mutuelle et postulant une raison humaine universelle. Ceci n'est concevable que si on opère avec des concepts et des outils de pensée rigoureux, permettant d'établir les différents niveaux de sens et de réalité, en recourant aux savoirs et aux méthodes les plus avancés dans des disciplines telles que l'histoire, l'anthropologie, la linguistique, l'épistémologie… C'est ainsi que Arkoun a invité ses auditeurs (venus nombreux comme à chacune de ses conférences) à revisiter des notions aussi galvaudées que celles liées à l'Islam et la laïcité. Il a rappelé que comme on ne saurait confondre idéologie islamiste et Islam, on ne peut opposer laïcité et religion. Que ce soit sous sa forme historique française (laïcité pure et dure) ou anglo-saxonne (sécularisation), la laïcité n'est pas une croyance comme l'est l'athéisme ou l'agnosticisme par exemple, elle est un mode de régulation politique qui distingue et garantit la sphère publique (celle du droit) et la sphère privée (celle des libertés). Les formes particulières que peut prendre la laïcité dans les différents pays sont liées à l'histoire de ces derniers. Elles accentuent tel ou tel aspect, sans remettre en cause le principe fondamental. Ainsi le modèle laïque français, assez unique en Europe même, a fortement été marqué par une histoire dominée par une critique radicale du magistère religieux qui avait aussi conduit à la Révolution de 1789. Cette particularité historique a aussi marqué la pensée française, à la différence de la pensée allemande ou anglo-saxonne. Le système français observe une stricte séparation, mettant à l'écart l'enseignement des religions et même de la morale d'inspiration religieuse. Le principe de stricte neutralité est ainsi institué. En Allemagne, le système est plus souple, chaque Lander (région) ayant la latitude de “doser” au besoin son enseignement et à l'Université, les théologies sont enseignées. En Belgique laïque, la morale religieuse est enseignée et, plus récemment, l'Islam est reconnu comme l'une des religions officielles par l'Etat. Cette mise en rapport des particularités de la laïcité avec les réalités historiques et culturelles laisse entrevoir une pluralité des processus et des pratiques possibles. Il n'y a pas là un modèle figé comme le veut l'idéologie islamiste qui diabolise toute approche laïque comme étant anti-religieuse. Le terme usité en arabe, “'ilmânya”, pour désigner la laïcité n'est pas très significatif ni pertinent. On aurait pu adopter celui de “laïkya” en en explicitant tout d'abord le contenu Origines de l'islamisme L'idéologie “islamiste” doit, selon cette démarche, être ramenée aussi à son substrat historique, une fois opérée la distinction entre elle et tout ce qui peut être qualifié simplement d'“islamique” (croyances, culture, faits sociaux, etc.). L'apparition et l'exacerbation de l'idéologie islamiste sont datées, celle-ci n'a pas toujours existé sous cette forme et ne peut prétendre représenter la vérité absolue de l'Islam. Dans la lutte contre les colonialismes européens, les mouvements nationalistes de libération des années 40 et 50, avaient revendiqué une identité fondée sur l'Islam (le Pakistan s'est même détaché de l'Inde sur cette seule base). Depuis on n'a cessé de tirer la religion vers l'idéologie. Celle-ci allait faire de plus en plus retour contre les Etats post-coloniaux qui l'avaient manipulée tout en se réclamant de modèles laïcisants instituant, notamment un nouveau droit. Après la défaite de la guerre des six jours en 1967, l'idéologie nassériste a été battue en brèche. Or déjà cette idéologie comme celle dont se prévalaient les régimes “socialistes arabes”, en Algérie ou dans l'Irak baâthiste, revendiquait une référence à l'Islam comme étant déjà un socialisme originel. L'échec de ces idéologies s'est soldé par un ressac et un retour en bloc vers une référence idéologique centrée sur un Islam mythique, reconstitué pour les besoins d'une “idéologie de combat”. C'est cet Islam idéologisé qui pose problème dans le débat sur la laïcité et non pas l'Islam dans l'absolu. Ainsi, par exemple en France, le mouvement anti-laïque islamiste embrigade des jeunes qui n'ont aucune connaissance de l'Islam autre que celle découlant de l'idéologie de ce mouvement. Cette idéologie est composée sur la base d'une “mytho-histoire”, notion essentielle pour Arkoun. En effet, contrairement à l'histoire, la mytho-histoire est une construction imaginaire, à base de récits mythiques, elle est dévoyée en mytho-idéologie pour les besoins de l'utopie islamiste, élaborée dans et pour le présent, mais sacralisée grâce aux mythes. C'est ainsi qu'une représentation imaginaire présente la chariâ comme étant divine alors que de tout temps elle fut élaborée, sous diverses versions, par des hommes. Le fait de vouloir sacraliser des interprétations du Coran et de la Tradition est une pratique courante de la mytho-idéologie qui s'attache à des dogmes littéralistes figés et nie toute approche plus nuancée, plus approfondie et plus informée par les progrès des différents domaines de la connaissance et de la pensée. Réhabiliter la pensée vivante A l'opposé de la mytho-histoire et de la mytho-idéologie, il faut réhabiliter et développer la philosophie et la pensée scientifique. Nul progrès ne peut être envisagé autrement, non seulement au plan politique, économique et social mais aussi au plan spirituel et culturel. Depuis le XIIIe siècle, dans l'espace arabo-musulman, on a coupé tout lien avec la rationalité philosophique. Auparavant, avant que la pensée n'ait été enterrée, on introduisait, en théologie même, une certaine rationalité dans la foi, on opérait une distinction entre chariâ et droit positif. Les Etats post-coloniaux, loin de rompre avec les siècles de décadence, ont été le plus souvent hostiles à l'enseignement et à la pensée philosophiques. Avec leur déficit de légitimité populaire, ils ont surtout manipulé la religion afin d'asseoir leur autorité. Ils ont activement œuvré à la “traditionnalisation” des sociétés, c'est-à-dire à un mimétisme artificiel de la tradition, rendue figée et caricaturale. Au lieu du pluralisme de la tradition en matière de Moudawana, les régimes n'ont gardé que la version de Sahnoun, ignorant les écoles de Chafii, Ibn Hanbal, etc. Tout cela a abouti à une totale stérilité de la pensée dont les ravages se manifestent partout, y compris dans les universités. La “clôture dogmatique” est devenue prédominante. Elle n'autorise ni pensée ni débat libres, et encore moins un enseignement critique des productions dans le domaine religieux. Or il est indispensable de contrebalancer cette fermeture dogmatique, de valoriser la pensée critique, le savoir scientifique, l'aventure intellectuelle et la créativité culturelle. Il faut opérer la distinction entre les croyances religieuses fondamentales et les produits des penseurs et idéologues des pays musulmans. Il fut un temps où un Souyouti posait des questions d'historien sur la constitution du Mushaf (recueil des Sourates du Coran). Aujourd'hui cette question serait tabou. Pour entrevoir un au-delà du tarissement engendré par l'idéologie islamiste (plus ou moins fermée ou violente), il faut pouvoir instituer un enseignement et un débat qui reconnaissent la liberté de jugement, la pluralité des voies de réflexion et de savoir ainsi que des choix individuels et de société. C'est en ce sens que, comme le rappelle Arkoun, la notion de laïcité peut être féconde, comme moyen de sortie de la “clôture dogmatique” et de la mort de la pensée laquelle est toujours le prélude à la nuit totalitaire.