Le récent discours du roi du Maroc résonne comme une preuve que les autorités de l'islam modéré ne restent pas immobiles et comme un rappel à la tradition musulmane dans ce qu'elle a de plus mesuré. Il est de bon ton, en France, de déplorer, non sans raison, le silence des autorités de l'islam sunnite modéré face à la montée du djihadisme. Or, pour la première fois, Mohammed VI, 53 ans, roi du Maroc –qui se revendique historiquement comme étant de la lignée du prophète Mahomet et «Commandeur des croyants» (Amir el-moumini)– vient d'apporter un solide démenti à ce procès en immobilisme. Son discours du 20 août, prononcé à l'occasion du 63e anniversaire de «la Révolution du roi et du peuple», sonne comme un réquisitoire jamais entendu contre l'organisation Etat islamique et toute forme de terrorisme justifiée au nom de l'islam. Un réquisitoire appuyé, pour une fois, sur de solides arguments théologiques. Le «Commandeur des croyants», gardien de l'orthodoxie sunnite, dénie jusqu'à la qualité de «musulmans» aux militants djihadistes assimilés à des criminels de droit commun: «Les terroristes qui agissent au nom de l'islam ne sont pas des musulmans. Ils n'ont de lien avec l'islam que les alibis dont ils se prévalent pour justifier leurs crimes et leurs insanités. Ce sont des individus égarés, condamnés à l'enfer pour toujours.» Souverain des millions de Marocains qui vivent hors du pays, il dénonce: «tous ceux qui instrumentalisent les jeunes musulmans en Europe et exploitent leur méconnaissance de la langue arabe et de l'islam véridique pour relayer leurs messages erronés et leurs promesses dévoyées». Ces apologistes du terrorisme ont une lourde responsabilité dans ces crimes. «C'est cela la vraie mécréance!» «Depuis quand le djihad revient-il à tuer des innocents?», poursuit le roi Mohammed VI, dans une claire allusion à Larossi Abballa, cet individu originaire du Maroc qui a tué un couple de policiers dans les Yvelines le 13 juin dernier, trois semaines après avoir fait allégeance à Daech. Le souverain argue de sa compétence théologique pour souligner que le djihad «n'est envisageable que par nécessité d'autodéfense, car attenter à la vie au nom du djihad est un acte illicite». Il qualifie encore de «folie impardonnable» l'assassinat, fin juillet, d'un prêtre français, Jacques Hamel, dans son église de Saint-Etienne du Rouvray (Seine-Maritime) et accuse:«Est-il concevable que Dieu puisse ordonner à un individu de se faire exploser ou d'assassiner des innocents? L'islam n'autorise aucune forme de suicide, pour quelque motif que ce soit […]. Ceux qui incitent au meurtre et font du Coran et de la sunna (ensemble des lois de Dieu) une lecture conforme à leurs intérêts ne font que colporter le mensonge. C'est cela la vraie mécréance.» Le souverain marocain conclut en invitant «tous les musulmans, les chrétiens et les juifs»à «dresser un front commun pour contrecarrer le fanatisme, la haine et la prolifération des obscurantismes répandus au nom de la religion». De l'avis de diplomates et de spécialistes de l'islam interrogés dans la presse, en France et au Maghreb, une condamnation aussi directe et solennelle de l'idéologie djihadiste et de la dérive islamiste est sans précédent. Et ce discours représente un tournant. Même s'il faut s'interroger sur son impact et sa réelle efficacité. Il sera récusé d'emblée par ceux à qui il s'adresse. En effet, dans la terminologie salafiste, le Maroc est un «Etat impie», rangé dans le camp occidental à côté de la France, des Etats-Unis, d'Israël, de l'Arabie Saoudite ou de l'Egypte. La police marocaine est l'une de celles qui, dans le monde arabe, mène la répression la plus féroce contre les cellules et réseaux islamistes régulièrement démantelés et contre les militants djihadistes qui rentrent du «front» ou aspirent à le rejoindre. Le Maroc a subi de douloureux attentats, comme celui de 2003 à Casablanca. La menace islamiste y est donc clairement identifiée et combattue et le roi veut désamorcer toutes les velléités de violence et de départ pour le djihad, dans sa population marocaine d'origine ou de nationalité, imputables surtout au déficit de connaissances religieuses. C'est ce qu'il faut entendre dans son discours du 20 août. Mais il n'a aucune chance d'impressionner les candidats au djihad. Les djihadistes et salafistes nient radicalement son autorité politique et théologique. Pour eux, il ne peut y avoir d'intermédiaire entre Dieu et les croyants. Toute autorité religieuse en islam est usurpée. Ils ne reconnaissent que celle du «califat», restauré et autoproclamé en 2014 par l'Etat islamique afin de combler le grand vide qui avait été créé par la fin de l'Empire ottoman! Al-Baghdadi, le «calife» de l'Etat islamique, se veut de fait en position de concurrence avec le «commandeur des croyants» marocain. L'autorité nationale musulmane contre le caractère transnational du djihadisme Ces réserves ne remettent pourtant pas en cause le fond d'une condamnation aussi explicite de toute forme d'extrémisme au nom de l'islam. Car le roi du Maroc peut se prévaloir dans le monde sunnite d'une ancienneté dynastique. Il est le gardien d'une tradition chérifienne qui n'est pas, nul ne l'ignore, un modèle de démocratie et de liberté, mais son orthodoxie religieuse est généralement respectée. S'il a des ennemis dans son propre pays, le souverain chérifien est celui qui incarne le mieux l'unité d'un islam marocain pluriel où se cotoient islamistes et soufis, intégristes et libéraux. À cet égard, la disqualification qu'il prononce aujourd'hui de la légitimité de l'Etat islamique à mener le djihad est nouvelle et importante, car elle passe par des références coraniques et des emprunts à la tradition prophétique. À une époque où les pouvoirs nationaux sont dépassés par une idéologie qui transgresse les nationalités et les identités, le roi réaffirme aussi l'autorité nationale musulmane, en opposition au caractère transnational du djihadisme. On ajoutera enfin que sa prise de position est en mesure de rassurer les musulmans en France, dont 800.000 sont d'origine marocaine, régulièrement tenus par l'opinion de se faire discrets ou de se prononcer fermement contre le djihadisme. Si, dans cette communauté, la référence au roi du Maroc ne fait pas l'unanimité, on lui sait gré, au moins, de vouloir faire prévaloir un islam de tolérance et de paix, capable de dialoguer avec les non-musulmans ou avec les athées Pour les populations franco-maghrébines, éclatées entre une appartenance nationale en déshérence (discriminations, manque d'égalité des chances, crispations sur la laïcité) et une identité religieuse devenue un refuge, un repli vulnérable aux tentations extrémistes, le discours du roi du Maroc peut résonner demain comme un rappel à la tradition musulmane dans ce qu'elle a de plus mesuré, et comme un engagement à œuvrer pour le meilleur dans une période où on les suspecte toujours du pire.