La récente hausse des salaires des fonctionnaires de 600 DH a engendré des revenus supplémentaires à très court terme (six mois), mais surtout a aggravé la dette implicite du régime de près de 10% (près de 41 Mds de DH). La détérioration de la base démographique est l'une des causes principales qui menace l'équilibre financier du régime. L'ampleur du déficit renseigne implicitement sur la gravité de la sous-tarification du régime. El Alaoui El Abdallaoui, Directeur de la Caisse Marocaine des Retraites nous livre les dernières news de la commission technique. - Finances News Hebdo : Aujourd'hui, les Caisses marocaines de retraite sont menacées à des degrés divers. Toutefois, la Caisse marocaine de retraite est la plus affectée; d'ailleurs, on parle d'un premier déficit en 2012. Quelle explication pouvez-vous nous donner? - El Alaoui El Abdallaoui : Permettez-moi tout d'abord d'apporter une précision : il faut distinguer entre la situation financière de la CMR, qui est un établissement gestionnaire de plusieurs régimes de retraite et prestataire de services pour comptes de tiers, et celle du régime des pensions civiles. C'est ce dernier qui couvre les fonctionnaires, les collectivités locales et certains établissements publics, et qui est concerné aujourd'hui par le déséquilibre dont vous parlez. Effectivement, le 1er déficit est prévu pour le dernier trimestre 2012. Il devait intervenir au 1er trimestre, mais il a été légèrement retardé de 6 mois, grâce ou à cause du dialogue social de mai 2011 qui a donné lieu à une augmentation généralisée des salaires des fonctionnaires de 600 DH. Cela a engendré, certes, des revenus supplémentaires à très court terme (six mois) mais surtout, cela a aggravé la dette implicite du régime de près de 10% (près de 41 Mds de DH). Rappelons cependant que ce déficit était prévu depuis la réalisation de la première étude actuarielle du régime des pensions civiles qui a suivi la réforme paramétrique de 2004 (relèvement du taux de cotisation de 14% à 20% à partir de 2004 d'une manière progressive à raison de 2% par année). Cette réforme paramétrique avait pour but de donner le temps nécessaire pour mener une action visant le système global des retraites au Maroc. Concrètement, à partir de ce premier déficit, les cotisations du régime des pensions civiles ne lui permettront plus de payer ses engagements que représentent ses prestations (retraites et reversions). Le régime commencera à puiser dans les produits générés par son fonds de réserve, et ce jusqu'à l'apparition du 2éme déficit. Ce dernier est prévu pour 2014, le régime entamera le capital de ce fonds jusqu'à son extinction en 2020. Pour cette décennie, il n'y a pas de problèmes de paiement des pensions parce que, comme déjà dit, il s'agit du premier déficit. - F. N .H. : C'est à ce moment-là que la situation deviendra délicate ? - E.A. E.A. : Pas encore, dans le sens ou l'Article 7 du Décret de 1996 (pris pour l'application de la loi portant réorganisation de la Caisse marocaine des retraites) stipule que le montant minimum du fonds de réserves est fixé à l'équivalent de deux fois la moyenne des dépenses constatées au cours des trois derniers exercices. Si les actifs de ce fonds baissent au-delà de ce minimum, il est procédé au réajustement des cotisations de telle sorte que les ressources et les charges soient équilibrées durant une période minimale de 10 ans. L'application des dispositions réglementaires, le taux de cotisation nécessaire pour garantir l'équilibre du régime des pensions civiles sur dix ans, devrait passer à 73%, et ce en 2018. Malheureusement, cette disposition sera trop tardive et impossible à appliquer. Si ces dispositions ne sont pas appliquées, à partir de 2020, les cotisations ne permettront pas de servir toutes les prestations. Là, nous avons deux possibilités : soit on considère que l'Etat est garant du régime et qu'il va payer le différentiel entre les cotisations et les prestations. Soit l'Etat prend en charge ce différentiel sur les décennies 20 et 30, cela va représenter en moyenne 4% du PIB. Cependant, d'un point de vue légal, aucun texte ne stipule que l'Etat garantit le régime des pensions civiles. Si l'Etat ne prend pas en charge ce déficit, la situation sera dès lors plus délicate pour les bénéficiaires de ce régime ; ou alors il faudra définir un mode de répartition des recettes de ce régime, soit en ne servant qu'un pourcentage qui diminuera au fil du temps, de la prestation due, soit par une distribution par itération du montant disponible sur l'ensemble des bénéficiaires. Ce sont là des scénarii catastrophes qui dénotent l'urgence à entreprendre des actions correctives d'autant que les échéances sont de plus en plus proches. - F. N .H. : Qu'est-ce qui est à l'origine de cette situation? - E.A. E.A. : En fait, la problématique se situe à plusieurs niveaux. Le premier concerne le mode et les délais d'application des décisions relevant du pilotage des paramètres du régime. Cette problématique résulte du texte relatif au régime qui, lui-même ne prévoit aucun ajustement automatique et ne fixe aucun délai maximum aux prises de décisions. Le facteur temps a ainsi un effet aggravant, car tout retard pris aggrave la problématique de manière exponentielle. Ajoutons à cela certaines causes à cette problématique qui ne sont pas propres aux régimes gérés par la CMR, mais touchent la majorité de leurs consœurs de par le monde, surtout ceux qui sont gérés par répartition, notamment l'évolution du comportement démographique de la population qui se manifeste par l'amélioration de l'espérance de vie qui implique un coût supplémentaire pour les régimes de retraite dans la mesure où la durée de service de la pension s'allonge d'autant si l'âge de retraite n'est pas à son tour repoussé (une étude sur la mortalité de la population couverte par la CMR a montré que l'espérance de vie à 60 ans, âge légal de départ à la retraite, est estimée aujourd'hui à 21 ans contre 17,8 ans en 1980), le recul de l'âge d'entrée dans la vie active qui implique une baisse progressive de la durée de cotisation (l'âge de l'intégration qui passe de 24 ans en 1980 à 27 ans aujourd'hui), et ce sans qu'il soit malheureusement pris en compte par rapport aux paramètres du régime. La fixité des paramètres ne permet pas l'adaptation de ce dernier à son environnement extérieur, alors que leur indexation peut offrir une solution plus progressive de la problématique. L'autre facteur externe est la non prise en compte de l'impact actuariel dans des décisions relevant du statut ou de la rémunération des affiliés, à l'exemple du dialogue social de 2011, citées précédemment. Les études actuarielles réalisées ont démontré que la sous-tarification des droits accordés par le régime marquée par la faiblesse des cotisations versées au regard des paramètres régissant les prestations servies, sera difficilement soutenable dans l'avenir. Une telle sous-tarification des engagements de retraite a longtemps été masquée par la montée en charge démographique des régimes à laquelle nous devrions nous préparer depuis plusieurs années pour pouvoir repousser ce premier déficit. En fait, il y a eu plusieurs propositions de réformes paramétriques du régime qui n'ont, malheureusement, pas été concrétisées, ce qui démontre que le Conseil de la CMR n'a aucune emprise, même partielle, sur le pilotage du régime. Il faut rappeler que toute proposition faite par la CMR doit être adoptée par le gouvernement, pour se traduire par la préparation d'un projet de loi à soumettre à l'approbation des instances gouvernementales concernées, dont notamment l'examen en Conseil de gouvernement et en Conseil des ministres avant la transmission dudit projet pour approbation et vote par les 2 chambres du Parlement. En 2010 et en 2011, le Conseil a adopté et proposé au gouvernement des recommandations concernant des scénarii de réforme paramétrique visant la consolidation de la santé financière du régime des pensions civiles à court terme. Ces recommandations n'ont pas été concrétisées. Le retard pris aggrave le déficit du fait que les réformes souhaitées ne sont pas mises en application au moment opportun. - F. N .H. : Peut-on dire que l'Administration ne recrute plus comme avant ? - E.A. E.A. : Oui et non. Globalement, nos projections actuarielles prévoient le remplacement des départs à la retraite (principe de stabilité de l'effectif de la fonction publique). Pour le régime des pensions civiles, la détérioration de la base démographique est l'une des causes principales qui menace l'équilibre financier du régime. En effet, durant la période 1990-2011, le nombre de retraités a augmenté de 7% en moyenne annuellement, alors que celui des cotisants n'a enregistré qu'un taux de 2%. Suite à cette évolution, le rapport démographique, qui traduit le nombre d'actifs qui se partagent la charge de financement de la pension d'un allocataire, s'inscrit à son tour dans une trajectoire baissière. Alors qu'il était supérieur à 10 il y a deux décennies, il est actuellement de 3 actifs pour 1 retraité et continuera à s'aggraver pour passer à 1 actif pour un retraité à l'horizon 2024. En effet, cette démographie impacte significativement l'équilibre d'un régime géré par répartition, car, dans un tel régime, les cotisations perçues lors d'un exercice servent à payer les prestations du même exercice. Les problèmes rencontrés par la quasi-totalité des Caisses gérées par répartition ont abouti progressivement à l'abandon de ce mode de financement pour évoluer vers des régimes dits en répartition provisionnée. C'est le cas de la CMR qui a abandonné, par la loi de réorganisation de la CMR en 1996, la répartition pure et a adopté la répartition provisionnée car il a été décidé de profiter de la situation favorable, à l'époque, du rapport démographique (6 actifs pour 1 retraité). La fonction du fonds de réserve doit permettre de faire face à la baisse de ce rapport démographique. Mais cela ne peut fonctionner que jusqu'a un certain point, car le régime reste cantonné à une population spécifique mature d'un point de vue démographique, et ce comparé à la situation démographie à l'échelle nationale. Il y a un biais qui doit être compensé quelque part à un niveau national. Comment ? C'est à cela que nous devons répondre. De plus, aujourd'hui, un affilié qui entre de plus en plus tard et qui part à la retraite toujours avec le même âge, aura une durée de cotisation plus faible et par conséquent une retraite plus réduite. Il faut donc trouver les moyens pour pouvoir augmenter cette période de cotisation. - F. N .H. : Sinon, par rapport à la réforme paramétrique, que faut-il retenir ? - E.A. E.A. : Plus le temps passe, plus les propositions de réforme devront être plus drastiques. L'ampleur du déficit renseigne implicitement sur la gravité de la sous-tarification du régime. Quand ce déficit est «soutenable», la réflexion se porte sur une recherche supplémentaire de financement. Ce fut partiellement le cas en 2004, bien que l'augmentation des cotisations n'a pas été suffisamment importante pour régler de manière structurelle le besoin de financement. Au lieu des 20%, les taux de cotisation d'équilibre devaient être de 34%. Plus le déficit s'aggrave, plus le nombre de paramètres à actionner augmente. Au taux de cotisation s'ajoutent l'âge de la retraite (afin d'augmenter la durée de cotisation) et la modification du salaire de référence au calcul de la pension (aujourd'hui le dernier salaire). C'est dans ce cadre que se sont inscrites les propositions de réforme paramétrique du Conseil d'Administration de la CMR en 2010 et 2011. Lorsque le déficit s'aggrave, la réflexion doit davantage se porter sur une meilleure adéquation entre les revenus du régime et ces prestations, en arrêtant l'hémorragie due à l'octroi des droits passés par la création de nouveaux droits futurs offrant un meilleur équilibre entre les cotisations et les allocations servies. Cela permet de figer le déficit généré par les droits passés, auquel il faudra trouver des sources de financement adaptées. Il s'agit dès lors d'une réforme profonde. Nous sommes actuellement à ce stade, car il faudrait augmenter le taux de cotisation à plus de 54% pour rétablir l'équilibre du régime. Lorsque le déficit devient insoutenable, l'abandon du régime devient inéluctable. Les modifications de paramètres proposées en 2010 et 2011 sont les suivantes : l'âge de la retraite, la prestation de retraite et le taux de cotisation. Pourquoi l'augmentation de l'âge ? A l'instar des professeurs de l'enseignement supérieur qui ont la capacité de travailler jusqu'à l'âge de 65 ans, les magistrats et les juges qui peuvent travailler jusqu'à l'âge de 66 ans, la mesure se justifie par l'amélioration de l'espérance de vie (gain d'une année sur une décennie). Appliquée par la plupart des pays, cette mesure a pour conséquence directe de réduire les charges du régime et d'améliorer ses ressources. En effet, la durée de service de la pension se réduit et celle des cotisations se prolonge. Ajoutons à cela le fait que la population de la CMR est privilégiée sur le plan national parce qu'elle a accès aux soins de santé et donc la moyenne de vie après 60 ans est plus importante. Il est aujourd'hui normatif de faire évoluer l'âge. Certes, il y a des métiers qui sont plus pénibles que d'autres et là encore il faut trouver les mécanismes pour tenir compte de cette pénibilité. Le second paramètre est relatif aux prestations. Effectivement, en 2010 et 2011, il a été proposé de normaliser le salaire pris en référence, qui, pour le régime des pensions civiles est le dernier salaire de l'affilié, à celui de la CNSS (la moyenne des salaires des huit dernières années). Rappelons que pour le RCAR, c'est la moyenne des salaires de toute la carrière. Le troisième paramètre est le taux de cotisation que l'on pourrait relever de 20% à 24% ou à 26%. Il faut savoir comment le paiement sera réparti. Est-ce qu'il le sera de manière équivalente employeurs-employés ? Il s'agit d'une décision qui doit être tranchée entre l'employeur et l'employé. Elle ne concerne pas les propositions de la CMR qui s'intéresse plus au flux dans sa globalité. - F. N .H. : Est-ce que ces trois paramètres suffisent aujourd'hui ? - E.A. E.A. : Lors du dernier Conseil d'Administration de mai 2012, il a été décidé de tenir, au mois de septembre prochain, un Conseil exceptionnel pour faire une proposition au gouvernement par rapport à la réforme paramétrique. J'espère que ce conseil se tiendra et qu'il fera ses recommandations qui pourront être prises en compte dans la Loi de Finances 2013. Malheureusement, aujourd'hui, nous sommes déjà à la veille du premier déficit. Ne sommes-nous pas à un stade où nous serions obligés de cristalliser les droits passés et de créer de nouveaux droits pour le futur ? L'action sur les trois paramètres cités risque de ne plus être suffisante d'autant que l'on y adosse une progressivité dans leur mise en œuvre, ce qui réduit leur impact - F. N .H. : La commission technique se réunit régulièrement pour statuer enfin sur le scénario à adopter. Qu'est-ce qui vous paraît le plus adapté à la réalité marocaine ? - E.A. E.A. : Je vais émettre un avis plus global. Cette commission technique, comme son nom l'indique, est composée de techniciens. La problématique c'est qu'au-delà du technique, il faut pouvoir rassurer les gens vis-à-vis du schéma que l'on vise. Le schéma visé par Actuaria, ou sa version corrigée par le BIT, est bon, mais tout dépend de leur mise en place qui va nécessiter des décennies. L'idée était de dire qu'il faut mettre en place des systèmes d'étapes ou intermédiaires. Pourquoi ne pas regrouper la fonction publique, d'un côté, et le privé, de l'autre ? Le privé va comporter les salariés et les non-salariés. Le public va regrouper le public et le parapublic. Cela va permettre de distinguer les dettes. Il faut chercher à résoudre la problématique de la dette pour chacun des ces deux pôles avant de passer à l'étape ultime où on aurait un seul système unifié. Il s'agit-là d'une première difficulté. La seconde problématique c'est qu'avant de passer à un système RBU, il faut qu'il y ait une convergence de tous les systèmes. Il faut d'abord une convergence entre le public et le parapublic et ensuite entre ce dernier et le pôle privé. Tout cela se fait par étapes et non du jour au lendemain. C'est au vu du succès de chacune des étapes que l'on pourra avancer et converger vers un système identique pour tout les Marocains. J'ai parlé tout à l'heure de la dette de la CMR. Il y aura la même problématique pour ce pôle public parce que, contrairement à la partie privée qui, elle, bénéficie de l'évolution démographique marocaine, ce pôle stabilise sa population d'affiliés. La partie privée doit pouvoir contribuer au moins à la quote-part de la dynamique démographique qu'elle a. Il faut cependant garder à l'esprit l'un des objectifs majeurs de la réforme systémique qui vise à étendre la couverture vieillesse. Il n'est pas normal qu'un citoyen marocain, qui travaille légalement et qui veut contribuer à sa retraite, ne puisse trouver le moyen de le faire dans un cadre collectif. Enfin, il faut que cette commission, qui travaille depuis près de 8 ans, puisse fournir ses premières livraisons. Propos recueillis par S. Es-Siari