Le gouvernement aurait gagné du temps en adoptant la LF dans sa première mouture tout en ayant recours à une LF rectificative en cours de route. Le retard impactera le planning de réalisation des investissements et, par conséquent, les effets sur la croissance ne vont pas se produire. Pour Najib Akesbi, économiste, professeur à l'Institut Agronomique et Vétérinaire Hassan II, les politiques ne doivent pas voir de l'ingérence dans les avis scientifiques des économistes. - Finances News Hebdo : Quelle appréciation faites-vous de la Loi de Finances 2012 ? Le retard d'exécution aura-t-il un impact sur l'économie réelle ? - Najib Akesbi : Nous sommes face à une Loi de Finances devenue désuète avant même de naître, avant même de sortir dans le BO. Et plusieurs éléments sont annonciateurs de cette situation, notamment un taux de croissance revu nettement à la baisse, un prix du baril qui dépasse largement les prévisions depuis le début de l'année, un budget de la compensation à nouveau au bord de l'explosion… Par ailleurs, et même si l'on sen tient à l'effet strictement mécanique de la révision à la baisse du taux de croissance, il va de soi que cela va impacter le déficit budgétaire, qui est ainsi –toutes choses étant égales par ailleurs- déjà appelé à augmenter de deux à trois points, passant probablement de 5 à 7 ou 8% du PIB. En tout cas, plus personne déjà ne croit à l'hypothèse d'un déficit à 5%. La deuxième chose à signaler concerne la gestion du temps. Il faut bien comprendre que lorsque cette Loi de Finances sera publiée dans le Bulletin Officiel pour devenir opérationnelle, nous serons déjà au mois de juin. Pour s'en tenir qu'aux seuls investissements prévus, dont on nous dit qu'ils devraient atteindre 180 milliards de DH, à l'évidence ce qu'on nous promet là relève désormais de la fiction ! Cela pour une raison très simple à comprendre.: compte tenu du cycle normal de réalisation de toute dépense budgétaire de cette nature, lequel s'étale sur plusieurs mois entre le moment où l'on décide de lancer l'appel d'offres et le moment où l'on commence la mise en œuvre effective… il y a des contraintes légales et organisationnelles qui imposent deux, trois, quatre mois dans les meilleurs des cas. Cela veut dire que si l'on commence au mois de juin, on pourra au mieux engager la réalisation de 30, peut-être 40% de ce qui est prévu, guère plus. On s'apercevra alors qu'on est déjà au mois d'octobre ou novembre, donc au moment où on doit arrêter les comptes de l'exercice en cours… et pour cause on sera en cours de discussion de la loin de finances pour 2013… Le cycle budgétaire est ainsi fait. Déjà qu'en année normale on ne réalise en moyenne guère plus de 60 % de ce qu'on promet de réaliser. Que dire d'une année où le temps d'exécution se limite au tiers du temps normal ? Il faut bien noter ici qu'il ne s'agit pas seulement de prendre acte que les investissements promis ne seront pas réalisés, mais surtout que les effets positifs attendus de ces investissement sur la croissance ne vont pas se produire. Alors que les facteurs qui impactent la croissance cette année sont bien là ! Notamment la mauvaise année agricole, l'impact néfaste de la crise européenne, le déficit de la balance commerciale qui continue d'annoncer de graves périls à venir, le budget de la compensation qui continue de plomber les finances publiques sans que personne ne prenne la mesure des dangers à venir… - F. N. H. : Aurait-il mieux valu d'adopter le projet de LF tel que déposé avant les législatives ? - N. A. : Je pense qu'on a perdu beaucoup de temps. Quand on a vu le projet de cette Loi de Finances, on n'a pas pu éviter de se poser cette question : Finalement tout ça pour ça ! Certes, je comprends parfaitement qu'un gouvernement qui arrive au pouvoir veuille avoir sa propre Loi de Finances. Mais, dans ce cas-là, il aurait vraiment dû élaborer une LF qui lui soit propre. Or, on constate bien que ce n'est pas le cas, puisque la LF, dans sa mouture finale, n'a rien de fondamentalement différent par rapport à la première version. On a donc perdu beaucoup trop de temps, un temps dont on apprécie maintenant combien il est précieux, puisque, finalement, on aura eu un premier semestre pratiquement à blanc, pendant lequel le budget de l'Etat aura été réduit au paiement des salaires des fonctionnaires, à coups de circulaires d'exception ! Sincèrement, je crois que cela a été une erreur dont le prix à payer va être lourd pour tout le monde. Ce gouvernement aurait mieux fait de prendre à son compte, du moins dans un premier temps, la première mouture de la LF, commencer à travailler dès le mois de janvier, quitte à ce qu'au mois de juin, il rectifie le tir avec une Loi de Finances rectificative, qui prend acte des changements observés et même sa propre vision des choses… D'autant plus qu'une Loi de Finances rectificative ne nécessite pas un processus d'adoption aussi lourd que celui d'une LF ordinaire… Cela aurait permis au gouvernement non seulement d'éviter la paralysie actuelle (qu'on aura pratiquement vécue tout au long du premier semestre 2012), mais également, de ne pas renoncer à imprimer sa « marque » et son orientation aux finances publiques en cours de route. - F. N. H. : En évoquant cette idée de rectifier le tir, beaucoup d'économistes s'étonnent qu'on voit que toutes les hypothèses à la base desquelles cette LF a été élaborée ont changé, notamment le taux de croissance revu à la baisse, mais sans aucune rectification de la programmation budgétaire ? - N. A. : C'est ça la question ! Légalement, c'est possible. La Loi organique de Finances (l'actuelle ou celle en projet) permet cela. Rien n'interdit à un gouvernement, quand les données budgétaires (qu'il s'agisse de recettes, de dépenses ou du cadre économique général) changent, de se présenter de nouveau devant le Parlement avec un projet de Loi rectificative qui tienne compte des nouvelles données. La question qui reste en suspens est l'opportunité politique : malheureusement, on n'utilise pas cet outil qu'est la Loi de Finances rectificative depuis plus de 15 ans et c'est bien dommage. Si je prends l'exemple des seuls changements qui ont eu lieu l'année dernière, relatifs à la Caisse de compensation (et pour cause, quand vous prévoyez 17 Mds de DH pour vous retrouver avec 52 Mds de DH, forcément ça ne passe pas inaperçu !), normalement, on aurait dû recourir à une Loi rectificative... Seulement, les gouvernements ne veulent pas de cet exercice, qui reste quand même un exercice démocratique, parce qu'ils ne veulent tout simplement pas revenir aux élus et rouvrir le débat au Parlement. Ils préfèrent agir à travers les circulaires, ce qui est plus commode pour eux mais qui est, rappelons-le, contraire à l'esprit et à la lettre de la loi. Autrement dit, c'est antidémocratique. - F. N. H. : Justement, quel est le rôle que doivent jouer les économistes dans ce contexte ? Est-ce que la classe politique tient compte des avis des économistes marocains ? - N. A. : Il s'agit-là d'un sujet vaste; mais pour donner simplement quelques éléments de réponses, il faudrait savoir qu'un rapport a déjà été publié sur la question par la Fondation Abderrahim Bouabid où l'on posait la question de la formation et des compétences économiques au niveau des décideurs publics. Malheureusement, les déficits en formation économique de la plupart de nos décideurs sont notoires. Personne ne met en cause leurs compétences dans d'autres domaines, mais force est de constater qu'ils sont rarement outillés pour prendre leurs décisions, notamment lorsqu'il s'agit comme très souvent d'affectation de ressources forcément limitées, en bénéficiant de l'éclairage que la discipline économique peut utilement apporter. En fait, en plus de la question de la compétence, il y a aussi celle de la gouvernance, puisque, dans de telles conditions, il est plus commode de faire appel à un «bureau d'études», national ou international, pour passer «une commande», et obtenir une «recette» confortant l'orientation qu'on a préalablement décidé d'adopter !... C'est autrement plus simple que de s'embarrasser par un avis averti certes, scientifique, mais peut-être embarrassant… Il y a là une grave dérive que nous connaissons depuis plusieurs années et dont nous commençons à constater les conséquences dommageables pour l'économie nationale. Il faut bien comprendre qu'il n'est pas question ici «d'ingérence» de l'économiste ou du «technicien de l'économie» dans la décision du «politique» ; chacun joue son rôle. Les politiques gagnent simplement à s'instruire de l'apport de l'économiste, mais il va de soi qu'il lui appartient ensuite d'en faire ce qu'il veut, y compris de l'ignorer… Mais au moins il aura eu la possibilité d'assoir sa décision sur des critères qui élargissent le champ de ses choix. Propos recueillis par Imane Bouhrara