Premier Marocain à traverser l'Atlantique et l'Amérique L'une des pages les plus fascinantes de l'histoire américaine a débuté ici, dans les Doukkala, dans cette ville d'Azemmour où naquit, au tout début du XVIème siècle, celui qui fut le premier à traverser d'est en ouest cette Amérique-là, depuis la côte atlantique jusqu'au rivage du Pacifique. S'était-il imaginé, quand il courait, enfant, dans les rues d'Azemmour, ou sur les berges de l'Oum er-Rbia où il pêchait l'alose, qu'il allait, lui, pauvre berbère au teint foncé, issu d'une famille musulmane anonyme, changer le destin du monde et devenir un héros de légende….si mal connu pourtant sur cette terre qui l'a vu naître. L'histoire ne dit pas exactement quand il est né. Sans doute en l'an 1503. Une dizaine d'années plus tard, le Portugal du roi Manuel 1er occupa Azemmour, avec son cortège d'exactions, de combats sporadiques et de razzias (mais aussi ses moments d'entraide réciproque…). Dans les années 1520, s'abattit sur la région une terrible famine. Il fallait survivre ! Un Portugais captura alors un jeune Maure pour le réduire en esclavage et le vendre au plus offrant. Mustapha devait avoir 17 ans, il était fort, on en tirerait sans doute un bon prix ! Son « maître » l'amena au Portugal où il le vendit à un Espagnol plus fortuné, le capitaine d'infanterie Don Andres Dorantes de Carranca. De Mustapha, il devient Stephan ou Estevan…Son nouveau maître l'aimait bien : Il l'appela Estevanico, le petit Stephan ! Il avait fait de lui son ami, son confident. Appelé par l'empereur Charles Quint à rejoindre d'autres conquistadors et poursuivre la colonisation du Nouveau Monde que Christophe Colomb avait découvert une trentaine d'années plus tôt, le capitaine décida d'emmener avec lui son jeune esclave…Pour Mustapha El Zemmouri, une nouvelle aventure commençait, qui débuta en 1528 pour se terminer tragiquement en 1539. Une odyssée qui dura une dizaine d'années et fut une succession de revers, de calvaires, de privations….et d'intimes moments de bonheur pour Estevanico que tout le monde amérindien admira très vite et où il fut très populaire. La compagnie d'infanterie du capitaine Dorantes comprenait quelques trois cents hommes, une quarantaine de chevaux, de la nourriture pour un long voyage…avec beaucoup d'angoisse aussi, car personne ne connaissait vraiment la navigation, ni le sort que les attendrait dans un monde inconnu. Le mauvais temps s'invita, avec ses ouragans, ses lames de fond, ses rafales de vent, qui dépecèrent leurs embarcations. On parlerait aujourd'hui de cyclones et de typhons… Et quand ils atteignirent les côtes de Floride, après une escale à Cuba, l'équipée était déjà en partie décimée. Mais la route était encore longue…et dangereuse. Les attaques des « Indiens », ces populations locales dont on ne connaissait ni les réflexes ni les coutumes, ni les langues, firent aussi des ravages, ajoutés aux maladies, aux morts d'épuisement. Ces conquistadors en étaient arrivés à se manger entre eux, quand ils ne pouvaient plus se nourrir de la viande de leurs chevaux. Certains furent capturés par des tribus indiennes et réduits en esclavage…D'autres préférèrent faire demi-tour…pour aller où ? De la compagnie en pleine déroute, il ne resta au bout du compte que quatre rescapés, dont Estevanico. Il faut dire que Mustapha el Zemmouri avait un charisme particulier. Il était vite devenu l'ami des Indiens dont il avait appris les langues ; ils l'appelaient « le fils du soleil » (Il arrivait de la région où le soleil se lève !), et venaient de toutes parts le consulter car il passait pour un guérisseur ; sans doute son enfance doukkalie lui avait-elle permis de connaître quelques rudiments de médecine traditionnelle. Il servait aussi d'intermédiaire entre les indiens et les conquistadors espagnols. Ainsi, a-t-il pu traverser tout le continent nord américain : de la Floride à la Californie, de l'est à l'ouest de l'Amérique, en découvrant de nouveaux territoires appelés aujourd'hui : la Louisiane, le Texas, l'Arizona, le Nouveau- Mexique. Une marche de milliers de kilomètres à pied qu'il réalisa en dix ans. Et c'est en héros qu'escorté par des centaines d'Indigènes, il arriva, le 25 juillet 1536 à Mexico, la capitale de ce qui était alors la Nouvelle-Espagne, devenue par la suite le Mexique. Miné par la maladie, son maître Dorantes choisit le retour vers l'Espagne. Estevanico, lui, préféra rester avec les Indiens dont il se sentait si proche…Et puis, sans doute se disait-il que s'il retournait en Espagne, il redeviendrait esclave alors qu'ici, dans ces grands espaces verdoyants qui lui rappelaient certainement son enfance, il se sentait en liberté. Dorantes le céda donc au maître des lieux, Don Antonio de Mendoza, vice-roi de la Nouvelle-Espagne. Celui-ci, fort content d'avoir un gaillard comme lui dans ses troupes pour continuer l'exploration de ce Nouveau Monde inconnu, lui rendit en quelque sorte sa liberté en lui donnant comme mission d'aller explorer la Cibola, une contrée lointaine où l'on disait que se trouvaient sept villes d'or, cet Eldorado qui faisait rêver tous les aventuriers.…Estevanico s'y rendit en éclaireur, revêtu de ses habits de chaman qui impressionnaient tant les indiens, avec ses plumes de chouette, ses amulettes, sa gourde parée de bijoux…Mais arrivé en pays Zuni, il dut affronter l'hostilité du chef de la population locale pour qui les plumes dont il était paré étaient considérées plutôt comme des symboles de mort, alors que partout où il était passé auparavant, cela lui avait servi de passeport …Un malentendu tragique ! Le chef zuni transperça d'une flèche le corps d'Estevanico… Le reste de l'expédition apprit avec terreur la mort de son guide…L'exploration continua néanmoins, mais au lieu de cités resplendissant sous les monceaux d'or et de pierres précieuses, ils découvrirent…. du maïs et des haricots…La dépouille d'Estevanico, elle, avait été découpée en petits morceaux et donnée aux membres de la tribu des Zunis. Ainsi s'achève l'extraordinaire odyssée de celui que certains ont appelé l'Ulysse d'Amérique. L'histoire telle que contée ici est trop brève et naturellement incomplète. Et sans doute sublimée pour en faire un mythe… Si elle a été longtemps occultée par la société espagnole ( Comment en effet, quelques décennies après la Reconquista qui a vu chasser les Arabes de la péninsule ibérique, présenter aux Ibères de tels exploits réalisés par un jeune maure, musulman, noir et esclave ?) cette légende est toujours vivante aux Etats-Unis. L'Amérique de couleur, celle des Noirs et de Barak Obama, des Hispaniques, et d'autres « minorités » ! … s'en est emparée pour la faire sienne : Estevanico a payé de son sang sa liberté retrouvée….Comme Martin Luther King des siècles plus tard…comme d'autres peuples, d'autres personnes aussi, dans ce Nouveau Monde ! Qui mieux qu'Estevanico , lui qui a connu trois continents, l'Afrique, l'Europe, l'Amérique , lui qui a vécu au sein de trois modes de croyance, l'islam, le christianisme et le paganisme, lui qui a su parler dans leurs langues à des peuples aux cultures si diverses, qui donc mieux qu'Estevanico pourrait servir d'aussi beau symbole pour une passerelle entre les nations et les peuples, pour un dialogue des civilisations, des cultures et des religions qu' avec son cœur tout simple, il a pratiqué il y a près de cinq siècles ?… Il y a, à Tucson, au Texas, à la frontière des Etats-Unis et du Mexique, un « Parc Estevan » où l'on a édifié tout un circuit qui retrace l'extraordinaire aventure de ce premier homme « noir » en Amérique du Nord, d'un simple esclave devenu conquistador, conquérant…D'un garçon ayant toujours vécu dans l'ombre de quelqu'un pour devenir Fils du Soleil et meneur d'hommes! Son histoire a suscité bien des romans et des travaux d'études aux Etats-Unis comme au Mexique. Une association, « Estevanico Society », s'est fixé comme but de rechercher, sur le plan universitaire, tout ce qui pourrait permettre de mieux connaître l'histoire de cet enfant du pays. Les enfants puisent dans des bandes dessinées leurs rêves de gamins avides d'aventures magiques et les poètes s'enivrent juste à l'écoute de son nom. Au Maroc, son aventure n'est pas très popularisée. Certes, quelques séminaires ont été organisés autour de cet enfant du pays, notamment par l'Université Ben M'Sik, de Casablanca-Mohammedia, et un autre, tout récemment, à l'initiative de la Province d'El Jadida auquel seuls neuf Marocains (même pas dix !) ont assisté… L'heure ne serait-elle pas venue d'organiser une grande conférence internationale, avec des Marocains, bien sûr, mais aussi des Espagnols, des Portugais, des Américains, des Mexicains, des Français, et tous ceux qui peuvent apporter à la connaissance de celui qui jeta un pont entre des cultures et des civilisations différentes. A la faveur du récent festival Les Ramp'Arts, une vaste et belle fresque a été dessinée sur un mur de la médina d'Azemmour. Que cette fresque soit conservée pour que le souvenir de ce jeune azemmouri reste vivant dans l'imagerie des habitants de la ville, et que cette petite place prenne désormais le nom de « Place Estévanico ». Sa figure est discrètement évoquée dans certains films américains. Le Maroc dispose de grands cinéastes pour faire de cette épopée un film ou un documentaire pour que ce Marocain de toujours, ce héros longtemps, trop longtemps méconnu, puisse passer enfin de l'ombre à la lumière.
A lire les ouvrages: - Hamza ben Driss Ottmani, « Le fils du Soleil : l'odyssée d'Estevanico de Azemor » (éditions La Porte- 2006), en langue française - Mustapha Ouarab, « L'aventure d'Estebanico Al Azemmouri, d'Azemmour à l'Arizona » publié en langue arabe -Les incroyables aventures d'Estebanico el Mauro, le premier noir à fouler les terres d'Amérique du Nord, d'Eddy Devoldder, publié en 1993 aux Editions Dumerchez. Une merveilleuse élégie où l'auteur donne vie aux souvenirs d'Estebanico