L'interdiction de l'abattage des femelles ovines et caprines, imposée par une circulaire conjointe des ministères de l'agriculture et de l'intérieur, a provoqué une sérieuse inquiétudes, particulièrement chez les éleveurs. Présentée comme une nécessité pour préserver un cheptel affaibli par la sécheresse, cette décision ne s'accompagne d'aucune mesure de soutien direct aux éleveurs, ce que dénoncent de nombreux acteurs du secteur. Le ministre de l'intérieur a affirmé que cette mesure est essentielle pour «éviter une détérioration irréversible du cheptel national», insistant sur le rôle des autorités locales dans son application stricte. Mais pour Saïd Chbaâttou, ancien ministre, ancien président du Conseil régional de Meknès-Tafilalet et professeur de droit à Rabat, cette approche ne tient pas compte des réalités du terrain : «Pendant que des éleveurs peinent à nourrir leur bétail, certains intermédiaires engrangent des bénéfices faramineux. Le gouvernement doit agir en soutenant directement les producteurs à travers des subventions et des crédits adaptés», martèle-t-il dans un long entretien à la chaîne YouTube animé par Dr Abdelhak Snaïbi. Les autorités marocaines ont décrété, le 19 mars, l'interdiction de l'abattage des femelles ovines et caprines jusqu'à la fin mars 2026, invoquant la nécessité de rétablir un équilibre au sein du cheptel national. Une circulaire conjointe des ministères de l'intérieur et de l'agriculture impose un encadrement strict des abattoirs et engage l'Office national de sécurité sanitaire des produits alimentaires (ONSSA) à assurer l'application de cette mesure, conjointement avec les Walis et gouverneurs. Si cette décision repose sur des considérations zootechniques et économiques, sa mise en œuvre sans accompagnement structurel donne lieu à des réserves. Eleveurs, experts et économistes pointent une approche qui, faute d'instruments d'ajustement, risque d'aggraver les difficultés du secteur, très marquantes. Un cheptel en régression sous l'effet des changements climatiques et de la pression économique Les chiffres officiels traduisent une contraction inquiétante du cheptel reproducteur : le nombre de femelles ovines et caprines est passé de 11 millions en 2016 à 8,7 millions en 2024, soit une baisse de 38 %. Cette régression résulte d'une combinaison de facteurs, au premier rang desquels les cycles répétés de sécheresse, qui ont conduit à une raréfaction des pâturages et à une augmentation exponentielle des coûts des aliments pour bétail. Les données hydrométéorologiques confirment une tendance préoccupante : les précipitations moyennes annuelles ont chuté de 25 % au cours de la dernière décennie, affectant les terres de parcours et réduisant drastiquement la production fourragère nationale. Cette situation a exacerbé la dépendance aux intrants importés, dont les prix ont connu une flambée sans précédent en raison des tensions sur les marchés céréaliers mondiaux. Face à cette crise, une part significative des éleveurs, notamment les petits exploitants, s'est résolue à réduire ses effectifs en abattant des reproductrices, seul moyen d'éviter l'asphyxie financière. Un encadrement imposé, mais aucune alternative pour les éleveurs L'interdiction de l'abattage des femelles ovines et caprines repose sur une logique de régénération du cheptel, mais ne s'accompagne d'aucun dispositif de soutien pour les éleveurs qui, privés de cette source de revenus immédiats, se retrouvent en difficulté. Saïd Chbaâttou souligne un déséquilibre frappant dans la gestion du secteur : «Pendant que les éleveurs modestes subissent les effets du renchérissement des intrants et l'absence de soutien structurel, certains intermédiaires et spéculateurs accumulent des profits colossaux.» Il insiste sur la nécessité de mettre en place des subventions ciblées, des prêts agricoles à taux préférentiels et un mécanisme d'approvisionnement en aliments pour bétail à des prix régulés, afin que l'élevage demeure une activité de production durable et non un simple maillon de spéculation sur le marché de la viande. Dans cette perspective, M. Chbaâttou suggère une enveloppe budgétaire de 3,5 milliards de dirhams, correspondant à une aide de 500 dirhams par tête pour les sept millions de femelles ovines recensées, un montant jugé modeste en comparaison aux deux milliards de dirhams récemment alloués au secteur du tourisme et à ses opérateurs, pourtant mieux lotis. Des chiffres qui donnent le tournis En temps normal, les abattoirs agréés traitent chaque année 3,5 millions de têtes d'ovins et de caprins, tandis qu'environ 1 million d'animaux sont abattus hors des circuits officiels pour diverses célébrations. Durant l'Aïd, les abattages atteignent habituellement 5,5 à 6 millions de têtes, un niveau largement hors de portée cette année. Pour pallier cette pénurie, 480 000 têtes ont été importées en 2024, avec un soutien public de 240 millions de dirhams (MDH), soit 500 dirhams par tête. Toutefois, cette mesure n'a pas permis d'atténuer la hausse des prix sur le marché local. Selon l'Office des changes, les importations de bétail ont connu une progression fulgurante, atteignant 5,576 milliards de dirhams (MMDH) en 2024, contre 2,857 MMDH en 2023, soit une augmentation de 2,719 MMDH (+95,2 %). Cette tendance s'est poursuivie en 2025, avec 449 MDH d'importations enregistrées dès janvier, contre 124 MDH à la même période en 2024, soit un bond de 325 MDH. L'exonération des droits de douane sur le bétail importé et les subventions octroyées aux importateurs n'ont cependant pas eu d'effet sur les tarifs pratiqués, alimentant le mécontentement des consommateurs et des doutes quant à la transparence des circuits de distribution. Cette situation, combinée à une envolée des coûts de l'alimentation animale et à un déficit hydrique persistant, contribue à exacerber la crise de l'élevage. En 2024, les précipitations ont atteint 223 mm, en hausse de 35 % sur un an, mais demeurant inférieures de 53 % aux moyennes enregistrées il y a trente ans. Une politique publique critiquée pour son manque de vision globale Les observateurs dénoncent l'absence d'une stratégie concertée, fondée sur une analyse approfondie des trajectoires de l'élevage et de la chaîne de valeur. L'interdiction du sacrifice des femelles, si elle répond à une logique de conservation du cheptel, n'intègre pas la dimension socio-économique et les contraintes des éleveurs modestes. Par ailleurs, l'importation massive de viandes étrangères, mobilisant des milliards de dirhams, apparaît en contradiction avec la volonté affichée de préserver le cheptel national. Certains spécialistes dénoncent une incohérence dans la gestion des flux du marché de la viande rouge, où les importations bénéficient de facilités financières tandis que les éleveurs nationaux se retrouvent sans appui, avec, en prime, aucune incidence baissière sur les prix à la consommation. En outre, des interrogations émergent quant à d'éventuels conflits d'intérêts au sein des circuits de distribution des viandes et des céréales destinées à l'alimentation animale. Les déséquilibres du marché favorisent certains opérateurs, au détriment des producteurs nationaux, étranglés par des coûts de production en hausse constante. Le rôle surprenant du ministère de l'intérieur Un autre élément attire l'attention : l'implication du ministère de l'intérieur dans une décision essentiellement économique et agricole. Chargé de la mise en œuvre de cette interdiction dans un contexte marqué par la cherté de la vie, il mobilise ses services pour veiller au respect strict de cette mesure, se transformant ainsi en gendarme du pilotage à vue de la politique agricole du chef du gouvernement Aziz Akhannouch, dont le plan vert a lamentablement échoué. Cette intervention pose question : fallait-il prioriser une approche coercitive au lieu d'un dispositif d'accompagnement structuré ? Plusieurs acteurs du secteur estiment que le gouvernement aurait pu opter pour un encadrement plus nuancé, privilégiant des quotas, des incitations à la reproduction et des soutiens directs aux éleveurs plutôt qu'une interdiction totale, dont les effets pourraient s'avérer contre-productifs. Vers une réévaluation du dispositif ? Face aux critiques croissantes et à l'absence de mesures de compensation pour les petits éleveurs, la question d'un ajustement de cette politique publique pourrait rapidement se poser. La pérennité du secteur de l'élevage ovin et caprin dépendra en grande partie de la capacité des autorités à associer conservation du cheptel et soutien économique, afin d'éviter que cette interdiction ne se traduise par un affaiblissement supplémentaire de l'activité pastorale et un renforcement des déséquilibres du marché de la viande rouge.