Durant quatre jours, du 14 au 18 janvier, les intellectuels ont engagé leur responsabilité, dans le cadre du 8e salon international du livre de Tanger, organisé par l'Institut français du Nord. Ils ont formulé des idées aussi riches que variées. Moments forts d'un Salon qui marginalise les livres pour faire un feu d'artifice aux idées de leurs auteurs. Ce n'est pas un salon, c'est un festival d'idées. Des idées savantes, formulées par cette congrégation d'hommes appelés penseurs. Leurs interventions se sont articulées autour de la “responsabilité des intellectuels“. Thème vaste s'il en est, mais qui a le mérite de confronter au monde où ils pensent ceux dont le métier consiste à penser. Le sociologue Jean Baudrillard a conceptualisé la pensée, en a vite fait le tour et l'a enveloppée dans un linceul. Sur le ton du constat, sans une onde d'émotion dans la voix, il a déclaré que “la pensée ne fait plus événement dans le monde. Elle s'est évanouie“. Mieux, la pensée peut disparaître: “ayant instrumentalisé le monde comme objet d'analyse, elle est, elle-même, instrumentalisée par le monde comme objet de dissolution“. Les seuls foyers de résistance de la pensée participent désormais du domaine de “la singularité“. Cette idée n'est pas partagée par les autres intervenants qui ont formulé des idées dans le but de faire avancer les choses, changer le monde. Pour Sami Naïr, philosophe, député au Parlement européen, le monde arabe ne peut pas se développer, tant que “la démocratie est hypothéquée par une minorité qui profite des ressources du pays, au détriment d'une majorité qui est laissée en marge“. Il est convaincu qu'il ne peut y avoir de démocratie, tant qu'elle n'est pas sociale. Cette idée a été étayée par le penseur marocain Abdou Filali Ansary. Il a expliqué que pour nombre d'intellectuels arabes cette question s'est posée avec acuité. Faut-il d'abord penser au développement économique d'un pays, avant de l'engager sur la voie de la démocratie ou l'inverse ? L'antériorité du développement économique n'est pas une condition suffisante pour s'acheminer vers la démocratie, a rappelé le metteur en scène et journaliste Jacques Blanc. Il a cité l'exemple de pays qui ne font manger la population à sa faim que pour mieux la faire taire. Autre thème qui a préoccupé les intervenants : la relation des intellectuels au pouvoir. L'intellectuel est-il appelé dans son essence à constituer un contre-pouvoir, ou peut-il en être le complice ? Les avis ont divergé sur le sujet, avec une inclination pour mettre en garde les intellectuels contre la tentation d'exercer le pouvoir : le domaine du politique et celui de la pensée sont irréductibles. Les tables rondes et conférences se sont déroulées à l'amphithéâtre de l'Institut supérieur international de tourisme (ISIT). Il était généralement archi-comble. À tel point que des personnes ont été contraintes de s'asseoir sur les marches pour suivre les débats. Elles ont eu à chaque fois, en face d'elles, beaucoup d'intervenants français et peu de Marocains. Est-il donc si difficile de trouver des penseurs ici ? En tout cas, le déséquilibre entre le nombre d'orateurs français et marocains pouvait laisser croire que les Français pensent pour nous. Néanmoins, il ne faut pas seulement faire le procès aux organisateurs de n'avoir pas invité assez de Marocains. Parmi ceux qui étaient attendus, certains ne sont pas venus. Les places de trois intervenants marocains sont restées vides, lors de la conférence prévue samedi à 18 h. Autres gens quelque peu marginalisés : les écrivains et les poètes. Ils étaient là, mais en petit nombre. Les lectures de poésies d'Abdellatif Laâbi ou de l'Irakien Salah Al Hamdani ont pourtant dispensé de l'émotion lors de cette manifestation. Et si le feu croisé des idées des intellectuels a saturé, par moments, les capacités réceptives des assistants, l'atmosphère était plutôt agréable avec les hommes de lettres. L'un d'eux ne manque pas d'humour. L'écrivain algérien Yasmina Khadra, qui signe ses romans sous un pseudonyme féminin, trouve bien des avantages au fait de porter le prénom d'une femme. Pour rien au monde, il ne s'en débarrasserait. Il a levé le voile sur le mystère de son entêtement à être nommé Yasmina : “Lorsque je suis invité à une manifestation littéraire et que les organisateurs n'ont pas assez d'argent, ils mettent généralement deux femmes dans une même chambre d'hôtel“.