Dans l'ombre, elles forgent leur destin. Elles sont battantes et, pour elles, rien ne vaut l'envie de vivre. Portrait d'une vendeuse de pain pas comme les autres. À travers son regard franc et empreint d'enthousiasme et de conviction, Hajja Fatna, icône par excellence de la femme battante, dévoile les clichés misérabilistes que certains collent à ces mères de l'espoir. Femme assumant pleinement son destin, elle ne cherche nullement à se soustraire à sa condition de pâtissière spécialisée dans le Baghrir et de boulangère de pain traditionnel. Une femme solide qui a fait de la confirmation de soi un choix et une responsabilité qu'elle assume avec bravoure dans ses multiples tâches quotidiennes. La soixantaine dépassée de quelques poussières n'a aucunement fragilisé la révérence d'une femme satisfaite de son parcours et fière de ce qu'elle a réalisé avec son Baghrir. «Grâce à mon revenu, je me soigne, je m'occupe de ma maison… Je suis même allée à La Mecque pour accomplir le cinquième pilier de l'Islam. Rien ne me manque», explique Hajja Fatna à ceux qui veulent l'entendre. Hajja Fatna a commencé tôt à travailler. Juste après le décès du père qui lui procurait tout et la protégeait contre tout, elle s'est trouvée seule face à une vie dure, à un moment où elle devait jouir de ses plaisirs. Elle entame alors un périple de professions et de tâches ménagères pour subvenir à ses besoins de jeune fille, puis de femme. Un malheur, dirait ces humanistes des circonstances. «Non !», réplique fermement Fatna. «Le travail est valorisant. Il est la voie royale pour une vie de dignité», renchérit-elle. Elle ne souffre pas de la modestie de son logement, de la misère des murs à côté desquels elle vend son Baghrir. Elle ne regrette pas l'usure du temps qui cause des problèmes mécaniques à sa carrosse et déforme les étoffes qui gardent la chaleur requise pour une fermentation optimale lors des nuits hivernales. Elle se lève chaque jour à l'aube, fait sa prière, tamise la farine, fait chauffer l'eau, mélange le sel et la levure dans une casserole, puis commence son travail coutumier de pétrification. Une opération qui prend entre 20 et 30 minutes. La pâte de base est composée exclusivement d'un mélange de variété des céréales panifiables, d'eau potable et de sel. Un travail qui dépend de la quantité à préparer au préalable. Pour que la pâte soit légère et facile à étaler une fois la procédure de cuisson entamée. Et alors que la pâte repose un peu, l'effort est axé sur la mise en place du poêle en argile sur un «Majmare», le brasero slaoui à base d'argile. L'authenticité du prestige à l'état pur garde un goût spécifique, dont seuls les connaisseurs détiennent le secret. Avec l'évolution, ce sont les fours à gaz et les poêles antiadhésifs qui apportent un brin de soulagement pour un travail qui commence dès l'aube et se termine vers neuf heures. Une fois la cuisson terminée, c'est le périple vers le souk pour un autre face-à-face avec les tracas quotidiens des marchands ambulants. Elle expose sa marchandise sur son carrosse, sorte de boulangerie mobile et se dirige vers la place de Bab Sidi Abdelwahab. Et là, à côté d'autres femmes, d'autres destins, elle expose son labeur. Il y a des femmes qui travaillent à leurs comptes, d'autres ne font que vendre le pain préparé par d'autres fournisseurs. Ces derniers préparent à la maison leurs pains et payent à la journée des vendeuses pour trente ou quarante dirhams. La vente varie entre cent et deux cents pains par jour, de même pour le Baghrir qui connaît un meilleur sort durant le mois de Ramadan. «A un dirham l'unité de Baghrir, deux pour Lemssemane, trois ou cinq pour le blé dur, de même pour la farine et l'orge. Ces produits traditionnels sont à la portée de toutes les bourses», ajoute Hajja Fatna, même si ces derniers temps, le prix de la farine ne cesse d'augmenter. Heureusement pour elle qu'elle a une clientèle fidèle dans tous les quartiers de la ville qui n'hésite pas à faire le déplacement pour acheter le pain ou le Baghrir d'une boulangère traditionnelle confirmée. «Cela fait vingt-cinq ans que je fais ce commerce, et grâce à Dieu tout le monde me respecte», dit-elle satisfaite. Hajja Fatna a aussi une pensée pour les autres vendeuses pour qui, la principale raison de ce travail reste de subvenir aux besoins de leurs enfants. Les maris n'étant plus en mesure de pourvoir totalement aux besoins de la famille, elles participent à la sauvegarde de leurs foyers. Exercer le commerce est une chose, bénéficier de ce commerce en est une autre. Car, paradoxalement, ces femmes n'ont pas d'autorisation pour vendre. «Ce n'est pas normal qu'on donne des autorisations provisoires aux hommes et que les femmes ne bénéficient pas de ces autorisations», lance une vendeuse qui dit ne plus vouloir être à la merci des tempéraments des hommes.