Journaliste algérien installé à Paris, Akram Belkaïd livre son regard sur son pays, meurtri par une décennie d'affrontements sanglants entre pouvoir et islamistes armés. Une Algérie qui tente désormais de panser ses plaies. La démission face à la vague : Au lycée, puis durant mes études supérieures, je n'ai jamais été tenté de me joindre à la vague. Je me suis longtemps considéré comme agnostique, et j'ai même parfois pris le risque de choquer mes camarades en le clamant haut et fort. Il m'arrivait aussi de les scandaliser par l'inscription de faux versets au tableau, ce qui avait le don de mettre en fureur le professeur d'arabe, auquel cette provocation était destinée. Les élèves de ma classe qui arrivaient en retard aux cours de l'après-midi sous prétexte de terminer leur prière du “Asr” (après-midi) m'agaçaient, tout comme ceux qui, à l'Enita, prenaient un malin plaisir à nous réveiller à l'aube pour celle du “Soubh”. Mais je n'ai jamais cherché à m'opposer sérieusement à eux, notamment sur la plan du discours idéologique. Comme tant d'autres, je leur abandonnai le terrain de la dialectique et de l'activisme. Autant le dire, ma génération, à l'exception d'une minorité certainement plus mûre, ne s'est jamais senti concernée par le “nidal”, le militantisme. Nous n'étions guère enclins à faire de la politique, ni même sollicités pour cela, et ce ne sont pas les rares actions de volontariat (reboisement, nettoyage du quartier) entreprises sous la houlette de la Jeunesse du FLN (JFLN) qui auraient pu nous donner la vocation d'un engagement durable. Seule la cause palestinienne pouvait nous mobiliser l'espace d'une (brève) réunion ou d'une manifestation culturelle, au même titre d'ailleurs que la lutte contre l'apartheid. Face aux Ikhwanes, la partie adverse était bien peu organisée : au lycée, on ne comptait que quelques sympathisants du Parti de l'avant-garde socialiste (PAGS, communiste) et des militants berbéristes qui se disaient proche du Front des forces socialistes (FFS), alors clandestin tandis que le premier était plus ou moins toléré. Ni les uns ni les autres ne se dévoilaient franchement, par peur des mouchards, et, à vrai dire, leurs discours restaient confus. Ce n'est pas l'athlétisme, péniblement assumé, des rares communistes que je connaissais qui me posait problème. C'est plutôt la lecture, dès l'adolescence, de plusieurs ouvrages trouvés dans le rayon « il est interdit de dire qu'on possède ce livre et encore moins de le sortir de la maison » de la bibliothèque familiale, qui m'avait douloureusement édifié quant à la réalité de la dictature du prolétariat. Quant aux berbéristes, n'étant pas berbérophone, et bien que sensible à mon identité arabo-berbère, je renonçai rapidement à avoir des discussions constructives avec des gens qui, souvent, n'avaient que les noms de Massinissa et de Jughurta comme arguments définitifs à opposer à ceux qui les accusaient de vouloir gommer trop vite leur part d'arabité, voire d'algérianité. Le code de la famille, une vaine tentative pour briser la vague Dans la voiture cernée par les ombres blanches, nous avions eu peur, mais nous ne fûmes certainement pas les seuls à éprouver un tel sentiment. Effrayé par cette multitude déterminée, le pouvoir se dépêcha cette année-là d'ordonner aux « députés » du FLN d'accélérer le vote pour l'adoption du code de la famille, ce qui fut fait quelques semaines plus tard, le 29 juin. Avec ce dispositif législatif, et malgré la mobilisation de plusieurs associations de femmes et quelques manifestations sur le front de mer devant l'Assemblée populaire nationale, la récréation fut définitivement sifflée pour les Algériennes. Elles devinrent de manière officielle des êtres mineurs et durent subir l'affront de l'autorisation définitive de la polygamie, phénomène qui ne concernait pratiquement plus la société mais dont la légalisation rendit service par la suite à nombre de figures du pouvoir en proie au démon de midi. Ce code de la famille est un parfait exemple des tentatives désespérées du régime de Chadli Benjedid pour couper l'herbe sous le pied des islamistes. Mais, plus qu'une compromission inexcusable avec la vague, c'était un aveu d'impuissance qui ouvrit la voie à d'autres revendications et surenchères. En 1984, les islamistes les plus avisés comprirent que leur irruption sur la scène politique n'allait plus tarder. Le temps travaillait déjà pour eux, et voilà qu'un pouvoir décrié, dont les membres alimentaient la chronique par leurs turpitudes, se faisait fort de leur faciliter la tâche faute de vision politique, et surtout par son refus d'admettre que seule une ouverture démocratique permettrait d'échapper à la catastrophe. Je me demande ce qu'est devenu le barbu de la colline de Jolie-Vue. J'ai cru le voir un jour alors que je couvrais une manifestation du FIS, à la fin mai 1991, mais je n'en suis pas sûr. Je doute que, comme nombre de ses pairs, il se soit contenté de ce «code de l'infamie» ou des autres mesures, telle l'interdiction de la vente d'alcool, destinées autant à le séduire qu'à lui enlever toute légitimité religieuse vis-à-vis du reste de la population. Avec ses frères, il a sûrement ri aux éclats après la diffusion par la télévision nationale d'un « documentaire étranger » - en réalité, un publi-reportage – sur l'Algérie. Nous eûmes droit à des images irréelles, commentées par feu l'acteur Peter Ustinv, où était vantée la réussite algérienne alors que la crise économique sévissait en raison de la chute des prix du pétrole et où la femme du président apparaissait portant le hidjab… Peut-être que son impatience et ses envies précoces d'en découdre avec les militaires l'ont poussé à rejoindre le groupe de Bouyali. Peut-être aussi a-t-il sagement attendu l'heure de son mouvement, offrant par la suite sa carrure au service d'ordre du FIS avant de basculer dans la clandestinité quand son parti a été interdit. Est-il allé dans les montagnes ? A-t-il survécu et fait-il partie des repentis qui affichent désormais leurs morgue, à la grande amertume des familles de victimes du terrorisme ? Hogra à la sortie d'un concert Janvier 1986. La soirée commence à peine et la foule qui remplit la salle Harcha, non loin de la place du 1er Mai, est déjà en délire. Organisé grâce à la pugnacité de jeunes animateurs de la radio francophone Chaîne III, dont Aziz Smati et Mohamed Ali Allalou, le concert Rock Dialna (Notre Rock) débute sous les clameurs d'une jeunesse longtemps privée de pareilles manifestations. Au pied de la scène, la foule, en majorité masculine, veut du raï et le fait savoir bruyamment. Des groups pop comme les Students ou comme les vieux routiers du heavy metal algérien, les T34, sont poliment applaudis à leur apparition mais le chahut etles quolibets reviennent rapidement. A l'entracte, pour calmer le jeu en attendant l'arrivée des Amarna, groupe né de la séparation des célèbres Raïna Raï, les organisateurs passent la chanson Mexico des frères Rachid et Fethi, producteurs et pionniers de la musique moderne algérienne. Mexico, c'est l'hymne entraînant qui encourage l'Equipe nationale de football qualifiée pour le Mundial mexicain. Synthétiseurs, cuivres et percussions provoquent le déchaînement. La transe collective dure plusieurs minutes, avec un grondement encore plus impressionnant qu'au stade du 5 Juillet d'Alger lorsque les supporters des tribunes supérieures martèlent le béton de leurs pieds, à la grande terreur des spectateurs du bas.