Journaliste algérien installé à Paris, Akram Belkaïd livre son regard sur son pays, meurtri par une décennie d'affrontements sanglants entre pouvoir et islamistes armés. Une Algérie qui tente désormais de panser ses plaies. L'Algérie qui malgré ses malheurs demeure obnubilée par l'ambition de jouer un rôle majeur sur la scène internationale, pourrait contribuer par exemple à enrichir la pensée alter-mondialiste. Au lieu de cela, les membres du pouvoir répètent à l'envi qu'il leur faut « insérer leur pays dans la mondialisation », sans savoir ce que ce mot signifie vraiment. Face aux défis posés par l'islamisme politique, par les pressions et les exigences des institutions financières internationales ou encore par la démocratie, sans oublier les questions de l'intégration régionale, le pouvoir n'apporte ni doctrine ni projet politique et se contente, comme on pourra s'en rendre compte à la lecture de cet ouvrage, d'un coup par coup attentiste. «Faites quelque chose, monsieur le président», dit un triste jour de janvier 1995 une rescapée d'un attentat à la voiture piégée au président Zeroual. «Qu'est-ce qu'on peut faire?», répondit ce dernier en hochant la tête en signe d'impuissance. «Que faire pour l'Algérie ?» Voilà une question que le pouvoir ne se pose guère et qui finalement permet de bien le définir. Le mépris du peuple « Ils ont remplacé les colons » est une phrase que l'on entend souvent en Algérie à propos des dirigeants. Elle n'est pas dénuée de vérité car le moins que l'on puisse dire c'est que le pouvoir méprise son peuple. Il n'a pour lui ni amour ni empathie ni respect et encore moins de pitié lorsque ce dernier est emporté par des flots de boue ou enseveli sous des tonnes de béton de mauvaise qualité. Lorsqu'ils parlent de leurs concitoyens, les membres de la nomenklatura algérienne usent souvent du «ils» colonial, montrant clairement qu'il y a pour eux deux Algérie : la leur et celle du peuple. La manifestation de ce mépris qui accompagne l'injustice – la fameuse hogra – est quotidienne. Elle se retrouve par exemple dans l'interdiction faite aux enfants rescapés des massacres GIA d'aller passer des vacances en France – qui irait interdire pareil voyage aux fils et filles des décideurs ? Il y a aussi ces fêtes somptueuses, ces dîners de gala organisés sur les hauteurs d'Alger alors que 14 millions d'Algériens vivent en dessous du seuil de pauvreté. Que penser aussi de l'organisation en 2003 d'une Année de l'Algérie en France alors que la Kabylie demeurait sous le choc de la répression sanglante du Printemps Noir de 2001 ? Que dire, enfin, d'un président – Abdelaziz Bouteflika – qui s'empresse d'adresser un message de sympathie aux familles d'alpinistes autrichiens emportés par une avalanche mais qui oublie d'en faire autant avec celles de l'équipage décédé le même jour après le crash d'un C130 à proximité de Boufarik, dans la Mitidja ? La plupart de nos dirigeants ont été des défenseurs zélés du socialisme – du moins un socialisme pour les autres -, mais en réalité leur mentalité a toujours été plus proche de celle des caïds et des bachagas féodaux qui savaient si bien faire suer le burnous au profit du colon. « Si on les laisse faire, ils rétabliront le beylicat et leurs enfants leur succéderont », dit un jour à mon père un ancien moudjahid reconverti dans l'enseignement. Il n'avait pas tort, et si l'on veut comprendre l'Algérie, il faut toujours penser à un pouvoir impressionné par le faste marocain et sans cesse tenté par la féodalité. Ce mépris est aussi indissociable de la totale méconnaissance qu'ont nos dirigeants de leur peuple et de la façon dont il évolue. Le général Khaled Nezzar a reconnu un jour qu'il n'avait jamais entendu parler d'Ali Belhaj, le futur numéro deux du FIS, avant les émeutes d'octobre 1988. En visite à Alger au début de la même année, un dirigeant palestinien s'est vu confier par un responsable de la sécurité militaire que les seuls ennemis du pouvoir étaient les berbéristes et les communistes, alors que les islamistes quadrillaient déjà les maquis urbains… Il n'y a pas qu'en France que les banlieues sont des terres inconnues. En Algérie, les habitants des zones sécurisées – militaires, ministres, députés – n'ont aucune idée de ce que peut être le quotidien d'une famille algérienne habitant à quelques kilomètres d'eux, dans des cités décrépites, dans des bidonvilles et même dans des camps de regroupement pour les populations qui ont fui les zones proches des maquis terroristes. Cette ignorance n'est pas fortuite : elle est volontaire. Les nouveaux colons, plus encore que leurs prédécesseurs, ne se mélangent pas au ghachi – la foule – et leur mépris pour le peuple a déjà coûté des milliers d'hectolitres de sang à l'Algérie. Cela doit faire prendre conscience qu'il n'y a rien à attendre du pouvoir. De l'opposition En avril 2004 comme en avril 1999, le thème de la fraude électorale a dominé les lendemains de l'élection présidentielle. Comme de coutume, il a fourni à l'opposition l'occasion de dénoncer l'élection de Bouteflika et de pleurer sur son propre sort en prenant à témoin une opinion internationale faussement compatissante. Le paradoxe est que la victoire de ce dernier était chaque fois inévitable – je n'entends pas affirmer qu'il n'y a pas eu fraude, mais je pense que cette dernière a plus concerné le taux de participation et qu'elle a surtout visé à donner au score du candidat du pouvoir un niveau susceptible d'écarter tout doute sur l'ampleur du soutien dont il disposait auprès de la population. En 1999, année où les six autres candidats se sont retirés à la veille du scrutin, comme en 2004, où le score officiel des rivaux du président sortant a été ridicule, il est possible qu'un second tour ait pu avoir lieu mais le résultat final aurait été le même. En 1999, c'est la volonté de la population de sortir de la crise qui a profité à Bouteflika. Cinq années plus tard, c'est la campagne de ce dernier qui a emporté la décision, même si, encore une fois, son score supérieur à 80% des suffrages a sûrement été gonflé – ce qui d'ailleurs l'a plus desservi qu'autre chose, au point que certains analystes y ont vu un coup tordu des décideurs, ceux-ci entendant, avec ce score digne du voisin tunisien, affaiblir la légitimité de leur propre candidat. Le président sortant a mobilisé à son profit les ressources de l'administration et sa campagne a été largement relayée par la télévision, dont il faut quand même rappeler qu'elle est le premier média algérien et que son impact sur la population est de loin plus important que celui de toute la presse indépendante réunie. A l'inverse, l'opposition a livré une terne bataille, étant incapable de prendre l'initiative et de revenir à la base essentielle du combat politique : le militantisme sur le terrain et surtout le refus de toute compromission avec le système combattu. Faire acte d'opposition organisée en Algérie, c'est, il faut le savoir, courir plusieurs risques susceptibles de miner l'action politique la plus généreuse et la plus sincère. Il y a d'abord l'infiltration par des éléments mandatés ou retournés, c'est selon, par les services de sécurité. Il y a aussi, conséquence de l'infiltration, l'inévitable crise interne qui finit presque toujours par déboucher sur un schisme qui affaiblit encore plus la formation et lui fait perdre sa crédibilité aux yeux de l'opinion publique. Ces écueils doivent être connus et anticipés par tous ceux qui souhaitent déloger le pouvoir. Ce dernier ne lâchera pas prise facilement, c'est pourquoi il est illusoire de croire qu'on peut l'affronter tout en le ménageant ou en entretenant des relations ambiguës avec lui. Il est dommage de constater que nombre des adversaires de Bouteflika se sont présentés à la présidentielle en expliquant, notamment aux journalistes occidentaux, « qu'ils avaient reçu des assurances des décideurs », selon lesquels le président sortant pouvait être battu. Battu de quelle manière? Légalement ou par la fraude ? Faut-il comprendre que ces opposants accepteraient de bénéficier de traitements de faveur qu'ils ne cessent de dénoncer lorsque cela concerne Abdelaziz Bouteflika ? Il n'y a aucun changement à attendre en Algérie tant que les opposants continueront d'espérer le feu vert ou un signal des décideurs pour assurer leur propre combat politique. Quant aux démocrates algériens qui dénoncent l' « ingratitude » d'une armée qu'ils affirment avoir aidé « contre les terroristes et les menaces d'enquêtes internationales » et qui malgré cela aurait trahis en soutenant Bouteflika, leur amertume est simplement pitoyable.