Journaliste algérien installé à Paris, Akram Belkaïd livre son regard sur son pays, meurtri par une décennie d'affrontements sanglants entre pouvoir et islamistes armés. Une Algérie qui tente désormais de panser ses plaies. Aujourd'hui, je rends grâce aux écrits de Mostefa Lacheraf, Jacques Berque et Mohammed Harbi : l'Algérie était une nation en devenir bien avant 1830, et la colonisation n'a été qu'un accélérateur et non un catalyseur indispensable. La nuance est de taille. Un pessimisme entretenu et peu combattu Tout en insistant sur la nécessité d'interroger l' « avant-1830 » pour comprendre le présent, il est vital que nous prenions conscience de notre difficulté à accueillir le bonheur à bras ouverts, et plus encore de notre facilité déconcertante à nous promettre les pires des lendemains. «La terre a besoin de sang. Ça fait longtemps qu'elle n'en a pas bu », me disait un gamin d'à peine 10 ans alors que les émeutes faisaient rage dans l'Algérois, en octobre 1988. D'où tenait-il pareil discours ? Dans le premier tome de ses Mémoires, l'historien Mohammed Harbi aborde à plusieurs reprises cette tendance au catastrophisme. Evoquant les élections à l'Assemblée algérienne d'avril 1948, il se remémore par exemple les « descriptions apocalyptiques des conséquences des divisions entre Algériens. On entrait, disait-on, dans une période où les «flots de sang atteindraient les genoux», où «le fils dénoncerait le père et le frère tuerait le frère ». En novembre 1989, attendant dans une salle d'embarquement de l'aéroport d'Orly un vol à destination d'Alger qui avait déjà quatre heures de retard, j'ai été témoin de ce genre de scène de « déraison collective ». Un séisme de moyenne intensité venait de frapper la capitale et ses environs – c'était la cause du retard de notre avion – et je garde le souvenir d'une femme d'âge mûr, très élégante, qui fit passer dans la salle un désagréable frisson en jurant à qui voulait l'entendre que le pays était voué à un gigantesque tremblement de terre qui précipiterait le littoral dans les flots et qui diviserait le reste en deux blocs séparés par une immense faille. Bien entendu, la dame avait vu à la télévision française des «scientifiques» parler de cette catastrophe annoncée, et l'accablement de la salle s'est aggravé lorsque d'autres passagers ont confirmé ses propos en affirmant avoir eux aussi « lu des livres et des magazines » traitant de ce sujet. « Je suis un pessimiste actif », m'affirma en mars 1992 Saïd Sadi, le leader du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD). Je m'étonnai alors qu'un homme comme lui, censé représenter une nouvelle Algérie, soit aussi amer dans ses propos et surtout aussi négatif dans ses projections pour l'avenir. De fait, le pessimisme est le principal point commun des hommes politiques algériens, y compris des islamistes. Peut-être est-ce la faute de ceux qui ont décidé en 1954 de s'attaquer à la France et de réclamer l'indépendance : avec un objectif aussi improbable, ils ont dû consommer des doses incroyables d'optimisme et assécher notre crédit pour des siècles… durant les premières années qui ont suivi le 5 juillet 1962, la logorrhée révolutionnaire, les diatribes populistes et la folie des grandeurs ont vraisemblance empêché l'émergence d'un projet national rationnel, mais surtout fondamentalement optimiste. Les discours de Boumediene étaient trompeurs car ils faisaient référence à une situation fausse, totalement déconnectée du réel et ne reposant que sur des mobilisations fragiles ou de circonstance. Il aurait fallu commencer par exorciser le passé et convaincre les Algériens qu'ils avaient le droit eux aussi à une part de bonheur durable au lieu d'agiter à tout-va le spectre de la réaction et celui du retour du colonisateur français. De même, je me demande si la génération qui a pris les commandes à l'indépendance était sincère dans ses ambitions pour le pays ou si, très vite, le défi n'a pas seulement consisté pour elle à limiter les dégâts en attendant l'inéluctable catastrophe. « A quel moment le souffle optimiste de l'indépendance s'est-il estompé ? », ai-je demandé un jour à une grande figure du mouvement nationale. « Avant l'indépendance », m'a-t-il été répondu le plus sérieusement du monde. Depuis 1988 et après une série impressionnante de malheurs et de catastrophes, il est encore plus difficile de tenir un discours qui ne soit pas terni par de sombres certitudes. J'aimerais pouvoir affirmer que rien n'est encore joué, que le pire n'est jamais sûr, mais, en tant qu'Algérien, il y a cette voix pessimiste qui me taraude, et le plus démoralisant c'est qu'il y a des chances qu'elle ait raison, compte tenu de l'ignominie du pouvoir en place à Alger. L'indépendance : un don gâché Au « pessimisme intrinsèque » qui régit notre manière d'appréhender les événements s'ajoute un phénomène pervers : la mauvaise conscience engendrée par un fort sentiment de culpabilité vis-à-vis d'une indépendance dont nous ne serions pas dignes. Pour nombre de ceux qui sont nés dans l'Algérie coloniale, celle de la misère, de la malnutrition et de la tuberculose, la vie elle-même, ou plutôt la survie, tenait de la miséricorde divine. Ces gens savent que l'indépendance, telle qu'elle a été réclamée en novembre 1954 puis obtenue en 1962, a été un miracle, même si nos pauvres manuels d'histoire et une propagande stérile affirment encore qu'il s'agissait d'un processus irréversible. La lecture d'ouvrages sérieux, longtemps interdits en Algérie, l'interrogation de la mémoire dépassionnée et sincère de mes proches qui ont vécu cette époque m'ont fait un jour brutalement entrevoir une idée qui reste difficilement acceptable : rien n'était sûr et l'Algérie aurait pu ne jamais devenir indépendante,ou du moins pas de la même façon. Les événements auraient pu être différents – en fait, ils ont failli l'être. Ma génération aurait-elle alors existé ? Aurais-je existé ? Tout autant qu'au mystère sans cesse renouvelé de la naissance, je dois ma vie à cette indépendance miraculeuse qui a permis à des millions d'Algériens de vivre un autre destin que celui que la colonisation leur préparait. Voilà pourquoi je ne supporte pas, surtout si la question est posée en France, que l'on me demande si l'indépendance était souhaitable, au vu du drame et des déceptions que vit notre pays, notamment depuis 1988. Car poser cette question, c'est nier de manière implicite le droit de ma génération et de celles qui ont suivi à l'existence. La réponse est claire : mon pays est indépendant, nous avons le droit de disposer comme nous le voulons de notre liberté et de n'accepter de personne, à commencer par l'ancien colonisateur, que soit remise en cause ou même discutée la légitimité de cette indépendance. Mais il faut être honnête car, dans le même temps, nous savons bien au fond de nous-mêmes que, ce miracle même de l'indépendance, nous n'avons pas su le respecter, dévoyant, année après année, une liberté tragiquement acquise après sept années et demie d'une guerre terrible. Et c'est pour cela aussi qu'il ne faut pas s'étonner ou s'indigner lorsque des Algériens nés au milieu des années 1980, c'est-à-dire des jeunes qui n'ont connu que la violence, en arrivant à se demander eux aussi, un brin provocateurs, si l'indépendance était bien utile. Etre « irrationnellement» pessimiste quant à l'avenir de sa terre tout en se sentant indigne des desseins qui ont conduit à la naissance de sa nation, et par conséquent à sa propre naissance, est une peine à vivre qui pousse parfois à trouver d'autres raisons à la faillite du pays ou qui encourage à chercher le salut dans la voie de l'exil et de l'individualisme.