Journaliste algérien installé à Paris, Akram Belkaïd livre son regard sur son pays, meurtri par une décennie d'affrontements sanglants entre pouvoir et islamistes armés. Une Algérie qui tente désormais de panser ses plaies. Du pouvoir algérien : En février 1997, Scott Macleod, journaliste à Time Magazine, m'a interrogé sur l'exacte signification de l'expression le pouvoir que les Algériens utilisent à profusion dans n'importe quelle discussion à propos de leur pays. Sa question sous-entendait l'existence d'un groupe occulte comparable au sinistre Akazu rwandais, ce « mélange hétéroclite d'officiers de l'armée, de journalistes, politiciens, hommes d'affaires, maires, fonctionnaires… » qui gravitaient dans l'entourage de l'épouse du président Juvénal Habyarimana et qui furent le noyau concepteur du génocide tutsi au printemps 1994. J'ai eu beaucoup de mal à lui répondre et, aujourd'hui encore, je serais bien en peine de fournir une explication satisfaisante. Pourtant, ce livre fait souvent mention du pouvoir, du régime ou d'autres périphrases destinées à désigner, sans les nommer, ceux qui dirigent l'Algérie. Le pouvoir : une boîte noire mafieuse Au plus fort de la guerre civile, j'ai reçu diverses propositions pour publier un article – voire plus – sur la composition du pouvoir algérien, demandes que j'ai toujours déclinées. Contrairement à certains auteurs qui m'ont précédé dans la voie de la réflexion sur l'Algérie, je n'ai jamais été un acteur du système : ni politicien, ni ministre, ni officier de la sécurité militaire. Fournir des noms, mettre en évidence les liens claniques ou les pactes d'affaires, gloser sans fin sur tel ou tel général ne m'intéresse pas, et de toutes les façons je n'ai aucune compétence pour m'exprimer de façon sérieuse et détaillée sur un sujet qui, plus qu'une enquête journalistique, exige une connaissance fine, et sans cesse mise à jour, de l'intérieur du système. Dans un violent réquisitoire contre le régime algérien, le journaliste Hichem Aboud, ancien officier de la sécurité militaire, s'est risqué en 2002 à dénouer les ficelles du théâtre d'ombres algérien. Pour lui, le pouvoir, c'est alors onze hommes, onze généraux issus pour la plupart de l'armée française, dont ils avaient déserté durant la guerre d'Algérie – pour certains très tardivement – afin de rejoindre le Front de libération nationale (FLN). Autour de ce noyau dur se seraient déployés plusieurs cercles concentriques de sous-traitants fidèles et intéressés du « club des Onze ». L'ouvrage a été durement critiqué en Algérie comme en France, et il est vrai que le caractère parfois outrancier des attaques portées à l'encontre des généraux incriminés a desservi le sujet. Néanmoins, il s'agit à ma connaissance de la première tentative pour lever le voile sur le pouvoir. Mieux, la thèse fondamentale du livre – le pouvoir algérien serait régi par un clan mafieux toujours soucieux de défendre ses intérêts matériels – est non seulement crédible mais elle est aussi admise et défendue par une majorité de l'opinion publique algérienne. Cela étant, la thèse du « club des Onze » mérite quand même d'être relativisée. Bien entendu, les généraux déserteurs de l'armée française – surnommés pour cela les DAF – ont souvent fait front commun contre des officiers authentiques maquisards ou formés en URSS, ou encore dans les académies militaires arabes du Moyen-Orient. Mais cette classification selon les parcours personnels des uns et des autres, voire selon leurs origines régionales, n'est pas gravée dans le marbre. En réalité, le pouvoir est une boîte noire et l'intérêt du moment est la seule logique qui guide les actes de ses membres. Cela signifie que, en Algérie, les clans se font et se défont, avec toutefois pour règle de base de toujours veiller à ne jamais faire vaciller le système. Dans une bataille autour d'un contrat à attribuer à une entreprise occidentale – laquelle paiera bien entendu d'importants pots-de-vin sur un compte en Occident – ou encore dans une lutte d'influence pour acheter au prix d'un dinar symbolique une villa mauresque mise en vente par les Domaines, le DAF ou le « russe » choisira ses alliés selon les circonstances et le rival d'hier peut très vite devenir son meilleur soutien. Le noyau dur du pouvoir n'est pas indivisible, étant lui-même constitué de particules sans cesse en mouvement, avec des trajectoires parfois sans logique apparente pour l'observateur extérieur. Il faut d'ailleurs recourir à un principe de mécanique quantique : on sait qui est membre du pouvoir mais on ne sait jamais avec qui il est lié dans le même temps. L'idée d'un noyau dur immuable est certes séduisante, voire confortable, mais elle n'est guère satisfaisante intellectuellement. Si le pouvoir n'est donc en rien comparable avec l'Akazu rwandais, ils ont toutefois des points communs : la voracité de leurs membres, le recours à la violence pour éliminer les gêneurs, la prébende érigée en mode de gouvernance, et surtout ni l'un ni l'autre n'ont eu de scrupules à provoquer le pire, c'est-à-dire la guerre civile, pour défendre leurs privilèges. Néanmoins, l'Akazu était construit sur une solidarité clanique et ethnique sans faille tandis que, à l'inverse, le pouvoir trouve son équilibre dans l'ajustement de plusieurs clans temporairement organisés autour d'alliances contre nature, d'amitiés forcées et, toujours et encore, de chasse à l'intérêt. En écrivant cela, j'ai conscience de contribuer à l'opacité qui entoure le pouvoir, mais avons-nous vraiment besoin de savoir quelle est la constitution exacte du premier cercle des dirigeants algériens ? Avons-nous vraiment besoin de savoir que le général X est le rival du général Z, que tel homme d'affaires a forcé sa fille à épouser le fils de tel ancien général ?… A Alger, les chancelleries occidentales raffolent de ces devinettes, car les réponses à ces questions sont effectivement primordiales pour un groupe étranger désireux de s'implanter en Algérie. Je connais aussi quelques journalistes algériens qui tiennent à jour des listes dans l'espoir qu'elles serviront plus tard à juger les criminels qui ont maintenu enfoncé le pays dans le désespoir, mais pour ma part, ayant en tête, comme la plupart de mes confrères, les noms des quelque cinquante personnes qui « défont » l'Algérie, seules les caractéristiques intrinsèques de leur association à but lucratif m'intéressent. Décoder la boîte noire est en effet une perte de temps : l'essentiel est de comprendre trois choses. D'abord, le pouvoir est le premier ennemi du peuple algérien. Ensuite, il est une somme insoupçonnée d'incompétences, de manipulations hasardeuses, de kleptocratie débridée et de mépris souverain à l'égard du reste de la population. Enfin, et pour toutes ces raisons, le pouvoir doit être effacé, remplacé totalement par des hommes et des femmes sans compromissions. A l'ère des ordinateurs jetables, il n'y a aucun intérêt à tenter de réparer une structure moisie de l'intérieur : il faut s'en débarrasser. Un pouvoir qui joue trop souvent les apprentis sorciers Dans de nombreux chapitres, le discrédit du pouvoir apparaîtra de manière évidente, néanmoins j'aimerais insister sur sa nature et mettre sur papier quelques vérités, nécessaires, à mon sens, pour casser des mythes qui ont la vie dure. Il s'agit en premier lieu de celui de la vision machiavélique qu'auraient nos dirigeants de leurs affaires et, par conséquent, de celles de l'Algérie. Le machiavélisme sous-entend une intelligence, un savoir-faire et surtout une prédominance de l'intérêt à long terme, or c'est tout à fait l'inverse qui prévaut en Algérie.