Si le droit de grève demeure constitutionnellement garanti, ce n'est pas pour autant que les employeurs et employés, qu'ils soient du public ou du privé, peuvent utilement s'en prévaloir. La Constitution révisée de 1996 et les versions qui l'ont précédée, garantissent théoriquement le droit de grève pour être aux normes du droit international du travail et pour répondre, en interne, à un impératif de garantie des droits sociaux dont le droit de grève constitue un corollaire majeur. Pour implanter ce droit dans la culture salariale et pour lui donner les dimensions sociales qu'il est censé protéger, il est tout a fait naturel que des dispositions législatives et réglementaires, qui organisent son application sur le terrain, suivent. Or, depuis la Constitution de 1963, les mesures de mise en œuvre de ce droit sont toujours attendues, le législateur de 1970, 1972, 1992 et 1996 se contentant de renvoyer, à chaque échéance, une hypothétique loi organique qui viendrait réglementer cette matière dans ses conditions et ses formes. Ainsi, si le droit de grève demeure constitutionnellement garanti, ce n'est pas pour autant que les employeurs et employés, qu'ils soient du public ou du privé, peuvent utilement s'en prévaloir, si les conditions de son exercice ne sont pas définies. Garantir ce droit au niveau de la Constitution est une chose, mettre en place les outils nécessaires pour son application en est une autre ; l'écart des deux positions est, plus qu'un non-sens, une hérésie juridique que plusieurs lustres ont maintenue en vie. Garantir constitutionnellement un droit ne veut nullement pas dire que l'on peut l'exercer sans limites, d'autant plus que dans notre propos, il s'agit d'assurer la continuité de services destinés à l'usager. En France, ce n'est qu'en 1946 que le droit de grève fut légalement reconnu aux fonctionnaires, l'alinéa 7 de la Constitution du 17 octobre 1946 dispose que « le droit de grève s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent ». Immédiatement après, une batterie de textes (du domaine de la loi et du règlement) intervient pour désigner d'abord les catégories interdites du droit de grève (personnel de sécurité, de police, administration pénitentiaire, Intérieur, armées…) et fixer les limites à l'exercice de ce droit par le personnel civil. Soit. Mais concomitamment, et contrairement à la doctrine et la jurisprudence marocaines, la jurisprudence française n'a pas attendu qu'une réglementation d'ensemble intervienne, elle a comblé le vide juridique, laissé par le législateur, par des décisions de principe. Le célébrissime arrêt Dehaene du 7 juillet 1950 où le Conseil d'Etat a estimé que le gouvernement pouvait, sous le contrôle du juge, se substituer au législateur défaillant, pour apporter des limitations à l'exercice du droit de grève par les agents publics, en a été la meilleure illustration. Le Conseil d'Etat est allé même jusqu'à reconnaître cette faculté aux chefs de services, auxquels il revenait de fixer les limites du droit de grève pour assurer un fonctionnement régulier des services dont ils ont la charge (transport, radiodiffusion, navigation aérienne, etc). «Admettre sans restriction la grève des fonctionnaires, ce serait ouvrir des parenthèses dans la vie constitutionnelle et consacrer officiellement la notion d'un Etat à éclipses», avait formulé le commissaire du gouvernement dans l'arrêt Dehaene. L'Etat à éclipses est ici celui dans lequel le rôle de l'Etat disparaît momentanément pour laisser s'exercer un droit dont les limites sont peu ou pas connues La détermination de ces limites est accompagnée d'une réglementation instituant et arrêtant, à l'époque, les barèmes des prélèvements sur salaire pour fait de grève, de la façon suivante : - Une retenue équivalente à 1/160ème du salaire mensuel quand la grève ne dépasse pas 1 heure ; - Lorsqu'elle dépasse une heure sans excéder une demi-journée, la retenue est de 1/50ème; - Lorsqu'elle dépasse une demi-journée, la retenue est égale à 1/30ème du salaire. Au Maroc, à la fin des années 70 et au début des années 80, toujours devant ce vide juridique constant, le mouvement syndical revendicatif naissant, d'une autre facture, a occupé un espace « légitime » et a fait de l'exercice du droit de grève son cheval de bataille. Des grèves surprises que ni les pouvoirs publics à l'époque ni les employeurs et ni les salariés lato sensu, n'étaient initiés à gérer, ont affecté les services publics de l'enseignement et de la santé et des postes en particulier, acculant les pouvoirs publics à user de la procédure de la réquisition pour un fonctionnement minimum de certains services. Mais constat encore plus grave, elles ont ébranlé des milliers de familles dont les chefs étaient radiés de leur emploi pour « mouvement concerté de cessation de service ». Leur réinsertion ou leur dédommagement ont pris plusieurs longues années pour aboutir, à force de revendications répétitives et de recours pour excès de pouvoir intentés contre l'Administration. Pour ceux qui le pouvaient. Aux agents publics qui ont eu l'audace de débrayer, des mesures de différents ordres leur ont été appliquées. D'abord, une suppression de salaire pour la ou les journées de grève pour service non fait, en vertu de la fameuse règle de comptabilité publique, et une sanction disciplinaire ayant atteint pour certains l'éviction définitive du service. «La cessation de service de façon concertée», expression consacrée dans la littérature administrative de l'époque, a été assimilée ici à une faute disciplinaire gravissime qui a débouché sur une sanction disciplinaire non moins gravissime et pis, elle est venue s'ajouter à une suppression de salaire pour service non fait, pour doubler la sanction. Les grèves de cette époque, comme celles d'aujourd'hui d'ailleurs, ont par conséquent pris sur un fond d'absence totale de balisage juridique idoine. Et en dehors de l'article 14 de la Constitution de 1972, aussi laconique que général, et qui ne se prononce que sur la garantie du droit de grève, les pouvoirs ont pris des mesures tendant à briser les débrayages, au moyen de circulaires diffusées tantôt par la Primature, tantôt par le département de la Fonction publique, sur la base du célèbre décret du 5 février 1958 traitant de l'exercice du droit syndical par les fonctionnaires de l'Etat et en particulier de son redoutable article 5 qui dispose que «pour tout le personnel, toute cessation concertée du service, tout acte d'indiscipline caractérisée pourra être sanctionné en dehors des garanties disciplinaires ». Et tout est dit. Ce décret, qui se prononce par ailleurs sur la garantie du droit de grève aux fonctionnaires de l'Etat, des Offices et des établissements publics, ne définit ni les conditions ni les formes dans lesquelles il s'exerce, il ne fait plutôt que décrire les prérogatives des syndicats et ne précise point les limites de l'exercice de ce droit. Déterré pour la circonstance, ce décret dont il n'a été fait usage que très rarement ou pas du tout, est sibyllin dans le sens, puisqu'il reconnaît le droit de grève dans son article 1er et l'assortit de lourdes mesures restrictives à l'article 5, s'il ne l'interdit pas indirectement. Il est dangereux dans sa portée, puisqu'il destitue tout fonctionnaire de ses garanties disciplinaires, s'il vient à cesser le service de façon concertée. Ce fût le cas, au début des années 80, de plusieurs centaines de fonctionnaires qui n'ont pas eu à user de leur droit de défense, parce que le grief articulé contre eux relève du fait de grève. Une forte inspiration du cas français, dira-t-on. • Mohammed Sairi