Si le droit de grève demeure constitutionnellement garanti, ce n'est pas pour autant que les employeurs et employés, qu'ils soient du public ou du privé, peuvent utilement s'en prévaloir. L'application de ce texte, bien que largement antérieure à l'ère du Maroc constitutionnel, a provoqué la naissance de deux courants, le premier se réclamant de son abrogation de facto, puisque le droit de grève est élevé au rang d'une garantie constitutionnelle, et le second, auquel les pouvoirs publics adhèrent, considère que ce décret demeure toujours en vigueur dès lors qu'aucune disposition explicite n'est venue l'abroger. Le gouvernement en fait alors une large application qui a dissuadé plusieurs débrayages à l'époque. Il considère qu'en l'absence d'une loi organique précisant les formes et les conditions de l'exercice du droit de grève, il a toute latitude à user des dispositions du décret de 1958, derrière le principe de continuité du service public et de la préservation de l'intérêt général, rejoignant ainsi la doctrine française de l'école du service public. Les gouvernements successifs se sont, par la suite, progressivement rétractés à user de ce texte, en raison probablement de son incohérence, au risque de mettre en position inconfortable les ministres qui feindraient l'appliquer à leurs agents. Timidement mais sûrement, certains ministres des années 90 ont osé néanmoins en faire usage, contre vents et marées, ne serait-ce que pour la partie concernant la suppression des salaires pour service non fait, démarche que les services des rémunérations ont tout naturellement exécutée sans donner à retordre. Dans certains cas, il n'a fallu communiquer aux services des rémunérations que de simples listes portant les noms et les matricules des grévistes pour qu'ils passent à l'acte de la suppression, alors qu'en France, ce n'est qu'à la suite d'un arrêt du Conseil d'Etat, validant cette procédure, que les services financiers ont été autorisés à le faire (arrêt du 8 février 1967, syndicats de l'enseignement A.J.D.A 1967, p. 408). Un ministre marocain, partisan de cette démarche, a affirmé à l'époque que si les syndicats voulaient inciter à la grève, ils n'avaient qu'à assumer les conséquences qui en découlent, à savoir prendre en charge les salaires du personnel gréviste, comme c'est le cas dans certains pays d'Europe (il cite le cas de l'Allemagne). L'audace et la volonté de revenir à l'application de ce décret ne sont pas données à tous les chefs d'administration si l'on observe les grèves aussi anarchiques que successives et dangereuses pour les intérêts du citoyen (santé, enseignement, Conservation foncière et la suite). Quels sont donc les ministres qui osent toucher aux salaires des fonctionnaires parce qu'ils ne se sont pas acquittés de leur devoir du fait de la grève ? Ils ne font tout au plus que dénoncer la cessation concertée du service et la jugent injustifiée. Un haut responsable a qualifié les grèves répétitives au ministère de la Santé de véritables « rhumatismes chroniques qui paralysent le fonctionnement de ses services ». La métaphore est chargée d'expression mais la réaction est on ne peut plus timide ! Le ministre MP de l'Agriculture est le seul membre des gouvernements d'alternance, apparemment et curieusement, à avoir brandi l'arme de la suppression de salaire pour fait de grève, par directeurs d'établissements publics sous tutelle interposés, et en a assumé les conséquences tant juridiques que sociales. Deux hypothèses peuvent justifier cette mesure : soit que le ministre est revenu à l'application du décret de 1958, s'agissant dans le cas d'espèce d'une cessation concertée du service, et des circulaires des années 80 qui en précisent l'usage, soit qu'il a usé des prescriptions réglementaires traitant des absences injustifiées du service (circulaires 88/05 du 11/05/2005 du Premier ministre et FP n°4 du 19/05/2003 et celles qui les ont précédées) en reniant aux grévistes le fait que leur absence du service est due à la cessation concertée. C'est cette dernière hypothèse qui semble privilégiée, dès lors que les agents en grève à la Conservation foncière, tout récemment, ont dû rejoindre leurs postes pour observer une grève du zèle. Mais revirement probable de situation, les syndicats ont, semble-il, obtenu que la direction de la Conservation foncière annule la décision de suppression de salaires pour fait de grève, pour les mois de mai et juin écoulés, sur délibération du dernier conseil d'administration. Si cette information est confirmée, cela témoignerait de la légèreté de la décision prise, car ici on dispose facilement et sans aucune gêne des salaires des fonctionnaires, pour tantôt les amputer d'une partie et tantôt se rétracter pour restituer le prélèvement. Cela ne serait-il pas suffisant pour considérer que la suppression de salaire intervenue, est plus qu'infondée. L'imbroglio juridique est de taille en tout cas, la règle de droit fragile, et la tâche des chefs d'administration ardue. Passifs ou peu réactifs face aux débrayages, ils engagent leur responsabilité sur la discontinuité du service public. Incisifs et percutants dans leur gestion, ils se positionnent en choc frontal avec les partenaires sociaux, dans un terrain ultra-sensible, sur lequel rares sont ceux qui veulent s'aventurer. Ainsi si cette matière était entièrement et savamment réglementée, si l'employeur était au fait de ses obligations, si encore le salarié lambda était édifié sur les limites de l'exercice du droit de grève et s'il savait recourir au juge quand il se sentait lésé dans ses droits, si les Parlements voulaient et si les gouvernements pouvaient, parce que fort d'une législation complète, précise et cohérente, chacun s'en tiendrait à ce que la loi lui confère, et les dépassements de part et d'autre n'en seraient qu'atténués. Le projet de loi sur l'organisation du droit de grève, aujourd'hui en gestation, constitue l'unique salut à son exercice dans un Maroc évolué. Vivement son adoption. La jurisprudence aujourd'hui peu regardante sur cette matière, parce que son rôle est peu sollicité, gagnerait à apporter sa précieuse contribution à la construction de cet édifice. Car c'est à l'aune de l'exercice effectif des droits individuels et collectifs, que se mesure le degré de démocratisation d'une nation. • Mohammed Sairi