Yakov M.Rabkin, historien juif, se trouvait hier à Casablanca pour le lancement de l'édition marocaine de son livre: «Au nom de la Torah, une histoire de l'opposition juive au sionisme». ALM : Pourquoi un livre aujourd'hui sur le sionisme ? Yakov M.Rabkin : Parce que, aujourd'hui, on fait beaucoup d'amalgame entre le sionisme et le judaïsme. Cette confusion est dangereuse parce qu'on utilise des concepts judaïques à des fins politiques. Le sionisme et l'Etat d'Israël sont des projets qui constituent une rupture dans l'histoire juive. Il ne faut donc pas voir dans l'Etat d'Israël une culmination du projet messianique du judaïsme mais plutôt un projet politique dont les fondateurs ne cachaient point leur mépris par rapport à la tradition juive. Votre livre a suscité un intérêt remarquable à l'étranger, notamment dans les milieux intellectuels de l'Amérique du Nord. Avec le lancement de l'édition marocaine de votre livre, pensez-vous obtenir les mêmes effets souhaités ? La décision a été prise par Tarik-Editions qui considère que le lectorat marocain serait intéressé à comprendre les distinctions fondamentales qui existent entre le judaïsme traditionnel et le sionisme politique. J'espère, de mon côté, que cette décision est bien fondée. Pour lever justement cet amalgame, en quoi le sionisme serait alors différent du judaïsme ? Le sionisme est un mouvement politique qui vise à transformer l'identité juive transnationale (Ouma) en une identité politique nationale. Le sionisme a créé une structure politique qui correspond à cette rupture drastique dans la continuité juive. Et depuis le début de la colonisation sioniste à la fin du XIXème siècle, les sionistes sont obligés de recourir à la force afin de protéger les implantations de la population autochtone arabe. Il faut ajouter que quand les premiers colons sionistes sont arrivés en Palestine, ils ont rencontré un rejet beaucoup plus catégorique de la part des juifs pieux qui habitaient alors en Palestine. Ce rejet illustre bien que le projet sioniste représentait une menace grave au judaïsme traditionnel. Certains rabbins considèrent que la formation de l'Etat d'Israël est une «Nekba» non seulement pour les Arabes palestiniens mais également pour tous les Juifs qui restent fidèles aux valeurs morales du judaïsme. Que pensez-vous de la position des intellectuels israéliens vis-à-vis de la politique actuelle du gouvernement Sharon ? Il y a un débat vigoureux en Israël quant à la nature même de l'Etat sioniste. Vu ma première réponse, vous comprenez pourquoi j'utilise le terme « Etat sioniste » plutôt que l'Etat juif. Ce dernier terme est imprécis et dangereux parce qu'il associe tout Juif avec un Etat qui ne le représente point. Maintenant, en Israël, on pose des questions fondamentales quant à la nature de l'Etat ; il n'y a pas de consensus quant au caractère «juif» de l'Etat. Par exemple, hier, un des journaux israéliens, Hareetz, a publié un article qui propose d'accepter l'offre des autorités palestiniennes adressée aux colons sionistes de Gaza d'y rester sous l'autorité palestinienne. En même temps, la cour suprême d'Israël a forcé les instances gouvernementales d'Israël à vendre un terrain dans un peuplement juif à un citoyen arabe d'Israël. Tout cela indique que la séparation entre Juifs et Arabes, qui est la pierre angulaire du sionisme, est en train d'être critiquée, voire minée par des avocats, des intellectuels, et même des rabbins à l'intérieur même d'Israël. A l'extérieur d'Israël, plusieurs intellectuels notamment en Amérique du Nord et à moindre degré en France ont pris des positions fermes quant au rejet de toute association automatique des Juifs de la diaspora avec l'Etat d'Israël. Il suffit de voir le nom d'une organisation de ce genre aux Etats-Unis: «Not in my name» (Pas en mon nom). Intellectuels, artistes et écrivains peuvent-ils réussir là où les politiques ont échoué ? L'intellectuelle juive allemande, Hanna Arendt, a dit dans les années quarante que les voisins pourront s'entendre mieux que les politiciens. Elle préconisait des contacts quotidiens entre Juifs et Arabes en Terre-Sainte qui, selon elle, devraient empêcher la ségrégation artificielle. Les efforts d'intellectuels et d'artistes peuvent en effet créer un climat d'entente mutuelle. La proposition adressée aux colons de Gaza d'y rester sous l'autorité palestinienne encourage le même projet de coexistence. Et les peuples d'Israël et de la Palestine dans tout cela ? Sont-ils prêts à cette coexistence ? A mon avis, les seules personnes qui peuvent résoudre le conflit sont les habitants du territoire entre le Jourdain et la mer de la Méditerranée. C'est à eux de décider s'ils veulent avoir deux Etats ou bien un Etat commun où tout le monde peut jouir de droits égaux. Tout un groupe d'intellectuels israéliens dont par exemple l'ancien maire adjoint de Jérusalem, Meron Benvenisti, considèrent que, de fait, depuis 1967 il existe un espace commun en termes économiques, politiques et militaires sur tous les territoires que contrôle Israël. Selon eux, ce qui manque c'est l'égalité juridique et sociale qu'il faut d'urgence accorder aux Arabes palestiniens. Ils envisagent la création d'un Etat libéral où la ségrégation n'aura pas de place. Il n'y a donc aucune raison d'être pessimiste quant aux perspectives d'une coexistence pacifique, voire amicale entre Juifs et Arabes. Il suffit de penser à l'histoire du Maroc pour en convaincre.