Deux journalistes français, Christophe Deloire et Christophe Dubois ont publié, chez Albin Michel, un livre intitulé «Les islamistes sont déjà là» et qu'ils présentent comme «une enquête sur une guerre secrète». L'ouvrage vaut la peine d'être lu ne serait-ce que pour les notes des «services» qui semblent avoir fortement «inspiré» les deux co-auteurs. Nous en publions les bonnes feuilles, chapitre par chapitre. Les RG lancent la piste kamikaze sur AZF Toulouse, 3 octobre 2001 C'est quasiment un rituel. Tous les vendredis, à 18 heures, les cabinets du ministre de l'Intérieur et du préfet de police de Paris disposent sur leur bureau des «échos» des prêches des mosquée françaises réputées «radicales». Discours antioccidental? Ton vindicatif ? Les experts se livrent à l'exégèse des sermons des imams. Dans les périodes de crise, le pouvoir politique suit ainsi le pouls de la communauté musulmane. La sous-direction centrale des Renseignements généraux centralise la surveillance de la mouvance islamiste. Cette structure a également en charge les violences urbaines : «Islamisme et violences urbaines ne sont pas forcément sans rapport», souligne un haut responsable du renseignement. La section étrangers et minorités des RG, qui s'occupait historiquement du suivi du FLN algérien, s'occupe à la fois de l'aspect culturel de l'Islam et de la surveillance des réseaux terroristes. Dans la logique de l'appareil d'État, les deux sont liés. Un chef de service argumente: «Il n'y a pas de barrière étanche entre l'Islam institutionnel et le terrorisme. On ne peut pas exclure la constitution d'un réseau sous une façade banale. Il n'y a pas de suspicion systématique, mais pas d'angélisme non plus!» Pour exercer sa surveillance, la section étrangers et minorités s'appuie sur les directions départementales des RG. Le maillage du territoire permet d'avoir une photographie précise de l'évolution de l'Islam au niveau national. Les Renseignements généraux ont effectué le recensement des 1534 mosquées et salles de prière en France. Nom, adresse, année de création, association gestionnaire, identité de l'imam, nombre de fidèles et affiliation : une incroyable banque de données, mise au service du bureau central des cultes. Les RG veillent à toute forme de prosélytisme. Ils sont donc chargés de suivre le phénomène du voile dans les écoles. Une mission délicate. Le 10 octobre 2003, deux sœurs voilées, Lila, dix-huit ans, et Alma, seize ans, sont exclues du lycée Henri-Wallon d'Aubervilliers parce qu'elles s'obstinent à porter le voile. Révélée par Le Figaro1, une note blanche des RG fait état d'une manipulation possible des deux jeunes filles, par l'ancien «directeur du bureau national du Secours islamique, une organisation considérée comme proche de l'UOIF». Ce dernier aurait participé à une conférence à Reims sur «Islam et Palestine» avec Lila et aurait par la suite converti Alma. Des accusations démenties par les deux sœurs, leur père et le supposé recruteur. Plus étonnant, le ministère de l'Intérieur se refuse à commenter. Rédigée par les RG de Seine-Saint-Denis, cette note n'a pas été «validée» au niveau de la Direction centrale. Dans les services, en tout cas, l'inquiétude monte. En octobre 2002, les mêmes RG de Seine-Saint-Denis convoquent à leur siège de Bobigny les imams et gestionnaires des lieux de culte. Il s'agit alors de faire un «état des lieux» et de réactualiser les fichiers avant la mise en place du CFCM. Une initiative pour le moins maladroite: «Il faut que les pouvoirs publics cessent de se fonder sur des rapports de police pour appréhender la réalité de l'Islam2», dénoncent les responsables musulmans. Dès 1999, un conseiller de Jean-Pierre Chevènement regrette que, «sous l'influence des services de l'intérieur, notamment les RG», la seconde génération de l'immigration ait été «pratiquement assimilée aux courants réactionnaires ou islamistes, ce qui apparaît aujourd'hui comme une simplification abusive et peut-être demain comme une erreur3». En matière de terrorisme aussi, la tâche des RG est parfois délicate. Le 21 septembre 2001, vers 10h15, une énorme explosion secoue Toulouse et sa région.L'usine AZF vient d'être pulvérisée. Au milieu de la zone sinistrée, un cratère de soixante-cinq mètres de long, cinquante-trois de large et neuf de profondeur. Les secouristes ramassent une trentaine de cadavres. Un véritable séisme. Qui? Pourquoi? Dix jours après les attentats de New York, la piste de terroristes islamistes est évoquée sur les ondes. Au grand dam des enquêteurs de la police judiciaire : «Le traumatisme engendré par cet événement a généré une forme de paranoïa collective entièrement acquise à la thèse de l'attentat4», écrit dans une synthèse l'un des patrons du SRPJ de Toulouse. La PJ conclura à l'accident. Le commissaire de la PJ considère que TotalFinaElf, propriétaire de l'usine de Grande Paroisse a des «volontés expansionnistes de l'enquête», c'est-à-dire de gonfler certains faits. TotalFinaElf aurait intérêt à défendre l'hypothèse d'un attentat? «Manipulations médiatiques» aidant, en tout cas, la déraison et les coups tordus l'emportent sur le travail technique. En fait, la zizanie vient des propres rangs de la police nationale. «Alors que l'enquête suivait son cours, le service des RG de Toulouse diffusait une note d'information (…), qui accréditait la thèse d'un possible attentat», écrit le policier, qui retient visiblement sa plume. Daté du 3 octobre 2001, ce «blanc» des RG explique qu'un local de la mairie de Toulouse, situé à proximité de l'usine AZF, a servi de «base logistique5» aux terroristes. Un masque à gaz, qui a disparu, aurait été utilisé par les poseurs de bombes pour protéger leur fuite. Les RG s'intéressent au profil de l'un des employés, Hassan Jandoubi, dont le corps a été retrouvé au bord du cratère. Pour les professionnels du renseignement, pas de doute. L'homme a été «recruté par la mouvance islamiste» et se trouvait «sous l'influence de la tendance afghane». Un parfait kamikaze! Les limiers toulousains relèvent d'ailleurs la «présnece de militants islamistes à l'enterrement de Jandoubi». Argument ultime : un médecin légiste a constaté que Jandoubi «portait sous son pantalon un short, trois caleçons et un slip». Pour les RG de Toulouse, «cette superposition de vêtements correspondrait à une coutume au sein de certains groupes islamistes lorsqu'ils s'engagent dans des opérations suicides». Le 1er octobre 2001, Dalil Boubakeur conteste cette interprétation sur procès-verbal : «Le fait de porter plusieurs vêtements ne se justifie pas dans la mesure où c'est l'intégralité du corps qui doit être restitué à partir du moment où on a fait le sacrifice de sa vie pour Dieu.» L'ambassade d'Israël et un islamologue, le professeur Michel Chodkiewicz, confirment l'absurdité de la thèse. Deux jours plus tard, Boubakeur rappelle les enquêteurs et avance un nouvel indice : «Il est de pratique courante chez certains délinquants susceptibles d'être pris dans une rafle de porter plusieurs vêtements : cela leur permettrait d'en avoir un propre chaque jour de leur détention dans les locaux de police.» L'argument vaut ce qu'il vaut. Au final, la réalité est probablement plus simple. La compagne de Jandoubi confie le 2 octobre 2001 aux enquêteurs : «Hassan avait coutume de porter plusieurs sous-vêtements, parfois trois, parfois quartre. Il faisait cela tous les jours parce qu'il se trouvait trop maigre (…). Cela n'avait rien à voir avec la religion.» Près d'un an plus tard, la conclusion de la PJ, qui privilégie la piste accidentelle, est cinglante: «Toutes les informations contenues dans le rapport (des RG) ont été vérifiées, mis à part les digressions géo-politico-religieuses qui étaient invérifiables.» Cinglant démenti pour les RG. Mais peut-on pour autant leur reprocher d'avoir exploré toutes les pistes, même maladroitement? Trois ans après, des zones d'ombre subsistent. 1- Le Figaro, 13 octobre 2003. 2- Libération, 16 octobre 2003. 3- Note du cabinet du ministre de l'Intérieur. 4- «État d'avancement de l'enquête sur l'explosion survenue le 21 septembre 2001 à l'usine Grande Paroisse de Toulouse», SRPJ de Toulouse, 4 juillet 2002. 5- «Explosion de l'usine chimique AZF», DDRG Toulouse, 3 octobre 2001.