Deux journalistes français, Christophe Deloire et Christophe Dubois viennent de publier, chez Albin Michel, un livre intitulé «Les islamistes sont déjà là» et qu'ils présentent comme «une enquête sur une guerre secrète». L'ouvrage vaut la peine d'être lu ne serait-ce que pour les notes des «services» qui semblent avoir fortement «inspiré» les deux co-auteurs. Nous en publions les bonnes feuilles, chapitre par chapitre. L'ayatollah Khomeyni lance la Révolution Neauphle-le-Château, 31 janvier 1979 En France, l'écho de l'islamisme moderne date sans doute d'octobre 1978. C'est à ce moment-là, au crépuscule du règne du chah d'Iran, qu'un dignitaire à grande barbe trouve refuge dans un petit village des Yvelines, Neauphle-le-Château. L'homme s'installe dans un pavillon de brique le long de la route, avec, en guise de mosquée, une tente aux rayures bleues et blanches plantée dans le jardin. Il appelle à la révolution au nom d'Allah. Il lance la «guerre sainte», dont les Français n'avaient guère entendu parler jusque-là. Il prône la rébellion de l'armée. Tandis que l'ayatollah Khomeyni invective les foules à distance, à Téhéran le chah nomme son ultime Premier ministre, Chapour Bakhtiar. Un haut fonctionnaire français rappelle à l'imam son «obligation de réserve». En vain. Le ministre français des Affaires étrangères, Jean François-Poncet, juge la présence du hiérarchique religieux en France «légitime et légale». Comme le révélera Valéry Giscard d'Estaing en 1998 à une radio de Los Angeles, le futur «guide de la révolution» se trouve là, de toute façon, par la volonté du chah qui souhaite éloigner son ennemi, jusqu'alors en exil en Irak. Cette mise à l'écart n'empêchera pas l'issue fatale de la dynastie Pahlavi. Le 31 janvier 1979, après cent dix-sept jours passés à Neauphle, l'ayatollah Khomeyni embarque à bord d'un avion d'Air France pour l'Iran. Avant de monter sur la passerelle, le dirigeant chiite remercie le gouvernement français, «qui a assuré sa sécurité en lui laissant la liberté d'expression, ainsi que le peuple français dont il n'oubliera pas l'hospitalité et le sens de la liberté». Le Torquemada de l'Islam instaure aussitôt la théocratie ubuesque de ses rêves. Khomeiny saura se souvenir de la France, mais pas comme il l'avait promis. Il ne tolère pas que d'anciens dirigeants politiques iraniens y bénéficient de l'asile politique. Sur le plan financier, il exige le règlement d'un contentieux autour du projet nucléaire Eurodif, dans lequel l'Iran s'était engagé du temps du chah. Enfin, le guide de la révolution ne souffre pas que Paris prenne parti pour Saddam Hussein, après que l'Irak a déclaré la guerre à l'Iran. L'homme qui lancera une fatwa contre Salman Rushdie rumine déjà son acrimonie. Le 18 juillet 1980, l'ancien Premier ministre du chah, Chapour Bakhtiar, est victime d'une tentative d'assassinat dans son immeuble de Neuilly. L'ordre vient de haut. LE commando, dirigé par le «soldat de l'Islam» Anis Naccache, applique une fatwa de l'ayatollah Khomeyni. L'opération échoue. Mais les fous d'Allah abattent une voisine et un policier. Lors de son procès, en 1982, l'accusé principal lance : «Seul Dieu peut me juger.» Avec quatre complices, il est condamné à perpétuité. Dès lors, la France ne cessera de recevoir des injonctions pour sa libération. En 1984, des pasdarans détournent un avion d'Air Frnace à Téhéran. En 1985, des milices pro-iraniennes du Liban commencent à prendre des Français en otage. Début 1986, la France et l'Iran conviennent en secret de la libération de quatre otages français contre celle de Naccache. Mais l'échange échoue in extremis. De février à septembre 1986, une vague d'attentats provoque dix morts et cent cinquante-deux blessés en région parisienne. La DST bénéficie de la contribution d'une source, la «taupe d'Allah», un Tunisien prénommé Lotfi. Voulant se venger des Iraniens pour des raisons personnelles, et contre une somme d'argent, il balance les auteurs des attentats, le réseau de Fouad Ali Saleh. La DST monte une souricière dans un appartement loué par la taupe, rue de la Voûte à Paris. Des micros sont alors cachés sous les tapis. Fouad Ali Saleh et ses amis s'échauffent en délirant sur l'explosion de la France. Ils rêvent d'un grand soir islamiste «le dessein de Khomeyni était de s'en prendre au pays le plus musulman d'Europe, via le Hezbollah», analyse Bernard Gérard, directeur de la DST à l'époque. En juin 1987, le juge Gilles Boulouque, qui enquête sur les attentats, convoque Wahid Gordji, un proche des milieux intégristes, officiellement interprète à l'ambassade d'Iran à Paris. Des indices inspirent les soupçons à son propos. Mais Gordji prend la fuite et se réfugie à l'ambassade d'Iran. Lors d'une conférence de presse, un diplomate iranien assure qu'un diplomate français, Didier Destremeau, a averti le suspect du danger judiciaire et l'a incité à fuir. Dix-sept ans plus tard, cet ancien chargé de mission à la direction d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient rechigne toujours à raconter exactement ce qu'il s'est passé. «J'avais pour mission de m'occuper des otages. À ce titre, je rencontrais beaucoup de gens. Il nous fallait nous rapprocher du Hezbollah libanais. Je suis même allé rendre visite à Anis Naccache à la centrale de Clairvaux.» Mais Gordji? «Il est exact que je le connaissais bien. Il est venu plusieurs fois chez moi. Pour lui, Khomeyni était le bon Dieu sur terre. Gordji n'était pas un petit saint, mais je ne crois pas qu'il ait posé de bombes. La seule chose que je peux dire, c'est que j'ai toujours agi en parfaite transparence avec ma hiérarchie.» De son côté, le ministère de l'Intérieur décide de contrôler le périmètre de l'ambassade d'Iran. La DST réussit l'exploit de placer un micro à l'intérieur de l'enceinte diplomatique. L'épisode amuse encore les anciens du service. Caché dans une plinthe, le dispositif relayait de curieux bruits. En fait, il avait été placé près des toilettes, et la chasse d'eau retentissait de temps à autre. La «guerre des ambassades» va durer jusqu'au 29 novembre, lorsque Wahid Gordji consent enfin à être entendu. Mais déjà les moteurs de l'avion devant l'emmener au Pakistan tournent. Le suspect sort libre du palais de justice et du pays. «Les charges contre lui s'étaient amenuisées», relève l'ancien magistrat Alain Marsaud. L'affaire donnera lieu à une mémorable passe d'armes entre François Mitterand et Jacques Chirac lors du débat télévisé juste avant le second tour de l'élection présidentielle de 1988. Les relations diplomatiques sont rompues jusqu'à cette année-là. En 1989, le chef de la diplomatie iranienne, Ali Akbar Velayati, profite d'un voyage de Roland Dumas à Téhéran pour lui rappeler le cas Naccache. Finalement, François Mitterand signe le décret de grâce au cœur de l'été 1990. Naccache est libre. La perpétuité n'a duré que huit ans. Le pli est pris. Le second épisode commence un an plus tard. Le 6 août 1991, trois Iraniens sonnent à la porte d'une villa de Suresnes, où Chapour Bakhtiar habite désormais. Les policiers en faction, qui assurent la sécurité du pavillon, fouillent les visiteurs. Rien à signaler. En fin d'après-midi, ceux-ci ressortent comme ils étaient entrés, par la grande porte. Deux jours plus tard, le fils de l'ancien Premier ministre, Guy Bakhtiar, qui se trouve être inspecteur principal aux RG parisiens, donne l'alerte : son père ne répond plus au téléphone. Le corps de l'opposant et celui de son secrétaire gisent dans un bain de sang. Enveloppé dans un drap sur le canapé, Chapour Bakhtiar a la gorge tranchée et les poignets tailladés. Les auteurs du crime ont pénétré désarmés dans la maison et se sont servis dans la cuisine. En 1994, trois coupables présumés sont renvoyés devant la cour d'assises, deux d'entre eux pour avoir fourni un soutien logistique : Zeyal Sarhadi, secrétaire administratif à l'ambassade d'Iran à Berne, et Massoud Hendi, ancien patron du bureau de la télévision iranienne à Paris. Le premier est acquitté lors du procès, ce qui n'est pas honteux au vu du dossier. Le second, condamné à dix ans de prison, sera discrètement libéré en juillet 1998 à quelques jours d'une visite de travail du ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine à Téhéran. La raison d'État bien sûr.