Directeur du quotidien algérien «Le Matin», Mohamed Benchicou a publié à la veille des présidentielles algériennes un livre pamphlet, «Bouteflika : une imposture algérienne», qui retrace la carrière politique et militaire du président Abdelaziz Bouteflika. Le livre, qui a fait l'effet d'une bombe, a valu à son auteur deux ans de prison ferme. De nombreux témoignages rapportent de mémorables incidents entre Bouteflika et Mme Boumediène dont le plus insolite s'est déroulé à Cuba quand les deux «protégés» en sont arrivés à de violents échanges verbaux pour arracher la proximité du président. L'une revendiquait son statut de Première Dame et l'autre son rang de « compagnon privilégié». «Il a fini par obtenir la séparation entre Boumediène et son épouse, nous apprend Chérif Belkacem, mais cela a été gardé secret jusqu'à ce que des amis arrangent les choses. » Ce bizarre sentiment de possessivité envers Boumediène va devenir insupportable pour lui quand le colonel décidera, vers 1977, de mettre fin à la relation privilégiée qui le lie à son ministre des Affaires étrangères. Selon une confidence de M'hammed Yazid, Boumediène envisageait, dès cette année-là, d'écarter Bouteflika du pouvoir. Bouteflika, à partir de cette date, n'est plus dans le premier cercle d'intimes du chef de l'Etat. Cette mise à l'écart allait durer jusqu'à la mort du colonel. Le chef de la diplomatie algérienne sera notamment privé du privilège moscovite: il ne fera pas partie des ministres qui accompagneront Boumediène dans ses derniers mois d'hospitalisation dans la capitale soviétique. Il en sera très affecté, mais réagira à temps. A l'approche de la mort du président, il tentera, avec succès, de se placer avant qu'il ne soit trop tard. Ahmed Taleb Ibrahimi l'a aidé à remonter sur selle : « Il me demanda un matin de décembre 1978 à l'hôtel Vernet, à Paris, où je résidais. Je trouvai un homme accablé, profondément dépité que Boumediène, qui était en soins à Moscou, ne l'appelât pas. Il me supplia d'intercéder auprès du président pour qu'il lui passe un coup de fil. Ce qui fut fait. Boumediène lui demanda de le rejoindre à Moscou. C'est comme cela qu'il rentra avec lui à Alger, récupérant la situation à son profit en survolant notamment le territoire français et en envoyant à Giscard un message qu'il a fait passer pour celui du successeur ! » Le contrat moral entre les deux hommes était d'autant plus favorable à Bouteflika que le président Boumediène répugnait à écarter ses collaborateurs. Aussi Bouteflika a-t-il soigneusement entretenu cette liaison indéfinissable qui assurait l'impunité malgré tous les caprices. Une des clés de l'énigme ne résiderait-elle pas dans le fait que Boumediène agitait habilement la carotte de la succession pour garder l'équilibre affectif et politique entre « tous ses enfants » et qu'à ce jeu où il fallait se montrer le plus courtisan, où la fantaisie et l'humeur n'ont pas de limites, Bouteflika disposait d'atouts que d'autres n'avaient pas? L'échange qu'eut Belaïd Abdesselam en 1977 avec Boumediène confirme que l'architecture de l'Etat sous Boumediène privilégiait une incroyable atmosphère de harem. « Quand on est arrivé au remaniement ministériel, affirme Abdesselam, j'ai demandé à Boumediène de me laisser partir, en lui disant : “Bouteflika voulait imposer la direction collective. Je t'avais dit d'accord pour la direction collective, mais pas avec ces gens-là. Pourquoi veux-tu que je mène des combats quotidiens contre des gens qui sont soutenus par toi ? Bouteflika, par exemple, sur tous les points de vue, est contre cette politique ; pourtant il est là… Par conséquent, d'accord pour une direction collective, mais pas avec ces gens-là. Si ces gens-là demeurent au gouvernement, moi, je ne reste pas. Bouteflika, Bencherif et les autres, je ne peux pas rester avec eux. Je n'ai pas de problèmes personnels avec Bouteflika. Il représente une autre tendance.” Boumediène m'a alors fait cette réponse surprenante : “Le problème entre Bouteflika et toi, c'est de savoir lequel de vous deux va me remplacer le jour où je disparaîtrai. Toi et Bouteflika, vous vous disputez ma succession.”Et je lui ai rétorqué : “Puisque tu crois que c'est comme cela, que Bouteflika et moi c'est la même chose, chacun employant seulement des méthodes différentes pour arriver à te succéder, alors je ne marche plus.” Il m'a répondu : “En te disant cela, je ne t'accuse pas de chercher le pouvoir. Je te le dis pour que tu t'élèves au-dessus des querelles subalternes et pour que tu te comportes en homme d'Etat.” En conclusion, je lui ai donné ma démission. C'est là qu'il m'a dit : “Si tu t'en vas, moi aussi je m'en vais. Il n'y a pas de raison pour que tu t'en ailles. Le régime repose sur un certain nombre d'hommes et aucun de ces hommes ne doit partir.” Il m'a laissé entendre que j'étais l'un des éléments sur lesquels le régime reposait. Et puis, il a sorti une nouvelle formule : “Si tu t'en vas, tu me crées un problème politique.” Et c'est ce qui m'a amené à réfléchir. » « On peut être protégé par Boumediène. Lui succéder, c'est autre chose. » Dans cette définitive sentence du général Rachid Benyellès, il y a comme une condamnation de l'intention sacrilège de vouloir remplacer Dieu. Dans ce système clanique et hermétique, pareille ambition était interdite même à l'«enfant gâté». Surtout à l'« enfant gâté ». Le statut privilégié devenait méprisable aux yeux d'une hiérarchie militaire enfin libre, après la mort du protecteur, de dire son opinion sur le protégé, comme le dit si bien le général Nezzar : «On le jauge et on le soupèse. On le considère pour ce qu'il est exactement : un jeune homme parvenu à de hautes responsabilités par la faveur de Si Boumediène. » Ce sera précisément la Sécurité militaire de Kasdi Merbah qui écartera d'un revers de la main la candidature de Bouteflika à la succession de Boumediène. Kasdi Merbah, « une de ses bêtes noires » comme le confirme le général Nezzar, exhibe les dossiers accumulés par la police politique sur Bouteflika depuis 1963. « On se souvient de ses arrogances, on capitalise ses outrances. Il ne sait rien d'eux. Ils savent tout de lui. Il va bientôt découvrir que la police politique a tenu à jour son dossier», explique Nezzar. Bouteflika sera desservi d'abord par les détournements des reliquats budgétaires des ambassades algériennes, versés dans une banque Suisse et dont Merbah a tous les détails. Le délit est cumulé à une vie excentrique pas tout à fait conforme aux obligations de réserve d'un ministre de la République et dont certains épisodes étaient filmés et enregistrés par Merbah à l'insu de Bouteflika. Ce dernier sera ensuite défavorisé par un passé de maquisard très contestable dont Merbah détient la vérité du parcours et qui le rend inéligible à de si hautes fonctions. « Seize ans après l'indépendance, rappelle Nezzar, la magistrature suprême - le pouvoir - ne pouvait échoir qu'à une personne pouvant se prévaloir d'un “maquisarat” authentique, d'un parcours de combattant véritable, connu (et reconnu surtout) par ceux qui constituent le personnel politique et militaire d'alors. Ainsi était fait le système où lui-même avait grandi et prospéré. Où est sa gloire militaire, puisque même l'homme dont il a été le secrétaire n'a jamais prétendu avoir été un foudre de guerre? Où est son apport à la Révolution lorsque son nom n'est lié qu'à la sape, au complot et au coup d'Etat ? Où est sa base en Algérie, lui qui est né au Maroc?» Mais plus que tous ces handicaps, Bouteflika traînait une tare majeure: le doute sur son intégrité patriotique. L'antithèse de Boumediène. « Au cours d'une explication avec lui, raconte Abdesselam, je lui avais exposé toutes les raisons pour lesquelles je ne le considérais pas comme l'homme qualifié pour succéder à Boumediène.