Directeur du quotidien algérien «Le Matin», Mohamed Benchicou a publié à la veille des présidentielles algériennes un livre pamphlet, «Bouteflika : une imposture algérienne», qui retrace la carrière politique et militaire du président Abdelaziz Bouteflika. Le livre, qui a fait l'effet d'une bombe, a valu à son auteur deux ans de prison ferme. A cette époque, pour moi comme pour beaucoupd'autres militants, l'homme à travers lequel se profilait cette “sadatisation” de l'Algérie, c'était Abdelaziz Bouteflika. Il polarisait sur lui l'opposition de beaucoup de ceux qui se préoccupaient de la continuité de la ligne politique pratiquée par ce dernier. D'abord, en raison des opinions qu'on lui connaissait tant sur le plan diplomatique que dans le domaine de notre développement interne. Ensuite, parce que durant les derniers mois qui avaient précédé la mort de Boumediène, il s'était beaucoup agité pour gagner certaines sympathies extérieures comme si quelque chose lui avait laissé présager l'ouverture proche de la succession du chef de l'Etat. En particulier, il fit beaucoup pour gagner les grâces de l'Elysée. Dans une ambiance politique nationale encore marquée par la crispation des rapports avec l'ancienne puissance colonisatrice, Bouteflika avait, en effet, commis l'imprudence de faire survoler l'avion qui ramenait Boumediène de Moscou par le territoire français. Cette audace lui sera fatale et le fera très longtemps passer pour un «homme à la solde de la France». «Boumediène avait effectué plusieurs voyages en URSS ; jamais il n'avait survolé, pour cela, le territoire français, ni prescrit d'adopter un itinéraire qui l'aurait conduit à traverser l'espace aérien de la France, rappelle Belaïd Abdesselam.Mais à l'instant où il s'apprêtait à accompagner Boumediène dans un voyage qu'il avait, sans doute, beaucoup de raisons de considérer comme le dernier que celui-ci aurait à effectuer, Bouteflika tenait probablement à susciter l'occasion d'envoyer à Giscard d'Estaing un autre message et, peut-être, un signal. Dans le contexte qui était alors celui des relations entre l'Algérie et la France, le contenu de ce message apparut étrangement insolite à beaucoup de monde, y compris à son destinataire. Cependant, au moment où les spéculations qui envahissaient son esprit lui laissaient probablement entrevoir l'espérance de connaître un destin national, Bouteflika ressentait, sans doute, le besoin de donner à l'Elysée, et sous la signature de Boumediène, des gages sur des bonnes dispositions dans le futur.» Le colonel Chadli Bendjedid sera finalement choisi pour occuper le fauteuil de Boumediène. «Un gage de la fidélité à la ligne politique révolutionnaire tracée par le défunt», ira jusqu'à résumer Abdesselam, qui se ravisera plus tard pour qualifier le règne Chadli de «décennie noire». Le 7 février 1979, Chadli Bendjedid est élu président de la République avec les voix de 7 434 118 d'Algériens sur les 7 470 528 qui se sont exprimées. Seuls 36 410 électeurs ont voté contre son élection. Par une espèce d'ironie du sort, le score aux voix obtenu par Bouteflika en 1999 et à peu près le même que celui de Chadli. «J'aurais pu prétendre au pouvoir à la mort de Boumediène, mais la réalité est qu'il y a eu un coup d'Etat à blanc et l'armée a imposé un candidat », lâchera Bouteflika sur Europe 1 devant Jean-Pierre Elkabach. Bouteflika gardera pour le président une indélébile rancune. « Ce qui est reproché au président Chadli, c'est sans doute d'avoir accepté des responsabilités pour lesquelles il n'était pas du tout préparé et pour lesquelles il n'avait aucune disposition », lancera-t-il devant l'assistance médusée à Monaco, le 19 novembre 1999. Boumediène léguera à l'Algérie un enfant gâté qui érigera son tempérament capricieux en mode de gouvernance entre 1999 et 2004. Le seul chef d'Etat a menacé son peuple, à plusieurs reprises, de «entrer chez lui», une incongruité dont les Algériens peuvent prétendre être les seuls au monde à l'avoir connue. « En accédant à toutes ses lubies, Boumediène lui aura rendu un très mauvais service : Bouteflika est resté au stade de l'adolescence », constate Ahmed Taleb Ibrahimi. Ainsi, Boumediène ne s'est donc jamais réincarné en Bouteflika. Il eut fallu à ce dernier, pour cela, plus que du talent dans la contrefaçon, de la grandeur sans doute mais aussi, et surtout, le courage d'assumer Boumediène dans sa frugalité. Boumediène était austère autant que Bouteflika sera bavard. Sous la tempérance du premier se ployait un rigorisme politique absolu qui inclinait à l'inclémence quand la dignité nationale était en jeu. Derrière le babillage outragé du second ne se profilait qu'un factice sentiment cabochard qui s'écaillait aux premières manifestations d'adversité politique pour s'effacer complètement quand l'ambition reprenait le dessus. «Les deux sont différemment mégalomanes, souligne Chérif Belkacem, qui a longuement connu les deux personnages. Si Boumediène a assis sa mégalomanie sur une constante démonstration d'autorité souvent excessive, Bouteflika est incapable de construire son pouvoir sur l'équilibre des forces. Quand il se sent menacé, il arrête de faire de la représentation, il sort ses griffes, il fait feu de tout bois pour se défendre. C'est ce qu'on voit aujourd'hui : Bouteflika est menacé, il va jouer sur la légitimité - il ne lui reste plus que cela- pour contacter les puissances étrangères, les gouvernements étrangers, utiliser ce qu'il a comme réseau dans la presse, parmi les hommes de culture… Il va séduire ses anciens ennemis, vouloir gagner de nouveaux amis, distribuer les cadeaux, les prises en charge à l'étranger, envoyer des émissaires chez ceux qu'il n'a pas vus depuis des années. Son instrument de travail est la liste protocolaire des Affaires étrangères, la liste de qui connaît qui…» Les relations passionnées avec la France offriront l'occasion de vérifier le fossé qui sépare les deux hommes. Houari Boumediène s'était fait un point d'honneur à bouder l'ancienne puissance colonisatrice au point de ne jamais y faire de voyage, fut-il privé, et de provoquer un bel incident diplomatique en 1975 quand le président Giscard d'Estaing s'autorisa, à Alger, une référence « à la terre des ancêtres ». Bouteflika, lui, soucieux de mimétisme, s'il a inauguré son règne au soir de son élection par un souverain « Que la France sache que nous ne sommes plus en colonie » à l'adresse du ministre Hubert Védrine le terminera en quémandant le soutien de l'Elysée à sa réélection. Le président Bouteflika fera sept voyages parfaitement stériles à Paris durant son mandat, dont le premier en juin 2000, ponctué par cet aveu à France 2 : « Je reviens les mains vides. » Il s'imposera quatre fois à l'Elysée sans qu'on l'y invite, dont la dernière, le 19 décembre 2003, a franchement embarrassé ses hôtes français, obligés de le recevoir à déjeuner ! Jamais un chef d'Etat algérien ne s'était à ce point rabaissé devant l'ancienne puissance colonisatrice. « Pathétique Bouteflika », titra le quotidien Nice Matin, sous la plume de son directeur de rédaction, au lendemain de la visite parisienne de quelques heures sollicitée par le président algérien le 3 octobre 2003. Le journal se gausse: « Clic-clac, merci Kodak ! La visite du président algérien n'aura duré que quelques heures. Prétexte officiel, l'inauguration de deux expositions dans le cadre de la fameuse Année de l'Algérie. Raison réelle : être pris en photo, et sous toutes les coutures, avec Jacques Chirac, l'ami français, à la veille d'échéances algériennes majeures. Pathétique visite, et si embarrassante pour la France. » L'Elysée va accéder à d'autres caprices de Bouteflika. LeMaroc a eu sa saison en France ? Alors l'Algérie aura la sienne.