«Voir des chikhates s'en aller l'une après l'autre est affligeant. Chacune de ces artistes est un trésor dont on ignore la valeur. Je ne sais pas si ce désintérêt est né du fameux complexe que l'on a de l'Occident et de cette manière de dénigrer tout ce qui est tribal, mais il faut savoir que ces chikhates sont fières. Elles chérissent cet héritage, le font vivre et le défendent». Comment aimer ces femmes, les vénérer, danser sur leurs proses et déhancher sans pour autant l'assumer? Les chikhates, ces artistes à part entière dérangent car libres. Libres de par leur verbe, leur ton et leurs mœurs. Dans ce dossier, Aujourd'hui Le Maroc tente d'approcher l'univers de ces femmes, discréditer les idées reçues à leur propos et se questionner sur leurs passé et avenir dans un environnement qui les a enfantées sans pour autant les protéger. A ses débuts, la chikha était tout sauf ce de quoi on la taxe aujourd'hui. Ce sont là les mots de Nacim Haddad, chercheur en culture populaire marocaine. Ce jeune qui est également doctorant en physique nucléaire à ses heures perdues nous explique comment la perception de la chikha a été déformée pour des raisons politiques (Voir interview page 19). Les chikhates étaient des voix libres qui chantaient l'injustice dont elles souffraient en tant que femmes mais également celles qui touchaient leurs tribus. Leur prose n'était pas mieux qu'un discours mobilisateur à même d'inciter la population à se soulever contre un caïd corrompu ou contre le colonisateur. Auteurs anonymes Ce point a également été relevé par Hassan Najmi, un auteur qui a consacré une grande partie de ses recherches sur l'Aïta, cet art indissociable des chioukhs et chikhates. Dans son essai «Al-Aita poésie orale et musique traditionnelle au Maroc» (éditions Toubkal, Casablanca), celui-ci déplore l'étrange destin de cette culture ; «celles qui en constituent la cheville ouvrière, les chikhates sont aimées d'un côté et rejetées de l'autre par une volte-face sociale schizophrénique. Or ce travail leur rend hommage comme étant celles qui ont fait don de leur vie et talents pour la perpétuation de la mémoire d'une culture et poésie dont les auteurs sont des anonymes ». En effet, contrairement aux autres chants lyriques comme le malhoun et la musique andalouse, les auteurs de la Aïta sont anonymes. Pour Nacim Hassad, ce qui est fascinant à propos de ce que font les chikhates est justement le fait qu'elles soient porteuses d'une mémoire, d'un patrimoine et d'une histoire dont la richesse est immense. Ceci dit, «voir des chioukhs et des chikhates s'en aller l'un après l'autre est affligeant. Chacun de ces artistes est un trésor dont on ignore la valeur. Je ne sais pas si ce désintérêt est né du fameux complexe que l'on a de l'Occident et de cette manière de dénigrer tout ce qui est tribal, mais il faut savoir que ces chikhates sont fières. Elles chérissent cet héritage, le font vivre et le défendent», insiste-t-il. De nos jours, les chikhates sont moins considérées pour la valeur des textes mais sont associées au divertissement dans toutes ses dimensions. Selon les régions, on peut les retrouver dans des occasions de baptême, circoncision ou mariage. Ces femmes sont peu rémunérées et sont amenées, pour vivre de leur art, à intégrer également un monde de nuit où le terrain d'artistes peut être glissant. C'est ce que décrit Nacim Haddad comme «taches noires». Il précise dans ce sens qu'il est important de faire la distinction entre les métiers de chikhates. «Le rôle d'une chikha «Khilal» est de danser. C'était par exemple le cas de la chikha Imane Tsunami qui accompagnait Khadija Lbidaouia. La chikha «tebbaâa», elle, ne danse jamais. C'est même très mal vu dans le milieu. Celle-ci interprète les textes. On peut citer ici la chikha Dona, Lhamounia ou encore la fameuse Fatna Bent Lhoussine». Finir seules est le prix à payer A l'instar de cette dernière, les chikhates ont souvent beaucoup sacrifié de leur vie pour exercer ce métier. Elles ont été rejetées par leurs proches et familles et finissent souvent seules. Nacim Haddad ajoute dans ce sens que «si certaines se sont mariées comme chikha Saadia Msika et Lhamounia, d'autres vivent leurs derniers jours solitaires. Chikha Dona, dont l'âge a dépassé les 80 ans, ne s'est jamais mariée et n'a jamais eu d'enfant». Vivre seule a été donc le prix à payer pour avoir fait de son art un métier que la population assigne aux bas-fonds des mœurs. Aujourd'hui, rien n'a changé et, paraît-il, trouver une relève à qui passer le flambeau de cet immense répertoire de la tradition musicale populaire devient de plus en plus difficile. Après tout, qui voudrait porter le poids du mot «chikha» ?