Adulées, sublimées et puis mal jugées... les chikhate, ces chanteuses porteuses de joie et de spleen, n'ont cessé depuis leur première aïta de fasciner le public et d'exalter les imaginaires. Par leur voix blessées et tendres à la fois, par leurs paroles sages et profondes, mais aussi par leur engagement et leur force de caractère, ces artistes pas comme les autres n'ont jamais cessé de faire parler d'elles. L'Institut français de Casablanca, fraîchement rénové, a choisi de démarrer en beauté sa nouvelle saison culturelle en proposant «L'appel des chikhate». Un événement pluridisciplinaire, dont le thème est complètement dédié à cet art, à ses femmes et ses hommes. La Fabrique culturelle des abattoirs de Casablanca vibrera ainsi, le 19 et 20 décembre, aux rythmes de la aïta dans toutes ses représentations. Les nuits étoilées de Casablanca Deux jours ... pour dire une reconnaissance longtemps refusée, pour sublimer une musique et une parole, tout en leur restituant leur statut d'art à part entière. «L'appel des chikhate» prend les allures d'un hommage empreint de nostalgie et surtout de gratitude pour la grâce unique et sans pareille qu'offrent les chants de la plaine marocaine. Il sera le premier événement d'une série de manifestations intitulées «Les nuits étoilées de Casablanca» que l'Institut français de la ville compte organiser au fil de l'année. Le bal sera ouvert par une balade dans l'univers musical, social et historique de la aïta. Appel mélancolique de femmes et explosion joyeuse de mélodies et de voix, cet art datant de la première moitié du XIXe siècle, est né dans les plaines océanes des régions de Safi et d'Essaouira. Voix lancinantes et chaudes portées par les sons de kamanja, taârija et autres bendirs... le charme ne tarde pas à éblouir les amateurs à travers le pays. Des mariages aux circoncisions, en passant par les autres fêtes privées, le statut de la chikha, qui était estimée et surtout respectée, n'a pas tardé à perdre de son prestige. De l'aura de la cantatrice doublée d'une virulente résistante, elle se retrouve à traîner une mauvaise réputation de femme facile aux mœurs libertines. Le chemin de la réhabilitation se trouve assez difficile à remonter et ce sont des chikhate «engagées» qui vont porter dans leur cœur cette grande mission. Le dire de toutes les façons Avec «l'appel des chikhate», l'Institut français se joint à cette initiative en programmant un «beau» concert avec Chikha Khadija Margoum, digne héritière de la grande Fatna Bent Lhoucine. Pour l'occasion, la diva et sa troupe seront habillées par la fameuse styliste marocaine Fadéla El Gadi. En concoctant le programme, les organisateurs ont essayé d'impliquer des artistes issus de différents horizons. Toujours dans ce sens, Bouchra Ouizguen, danseuse et chorégraphe de la compagnie «Anania», va mettre en scène la vie des chikhate à travers un spectacle inédit dénommé «Madame Plaza». Création spéciale pour le Festival de Montpellier Danse, «Madame Plaza» est une chorégraphie contemporaine énergique empreinte d'une abstraction raffinée. «L'appel des chikhate» marquera sa première présentation au public casablancais. Pas nouveau, mais toujours aussi agréable à voir, le film documentaire «le blues des chikhate» d'Ali Essafi est au programme. Emouvant, profondément humain, le film d'Essafi nous rapproche pour la première de la vie des chikhate, de leurs rêves, de leurs déceptions et de leurs douleurs. Le réalisateur réussit à révéler les femmes «ordinaires» qui se cachent derrière les chanteuses courtisées. Souvenirs, réminiscences nostalgiques, rires et larmes... Essafi propose là un voyage solennel en images et en paroles pour dire une réalité souvent méconnue. Le second documentaire programmé n'est autre que «Aïta», signé par l'incontournable Izza Genini. Une occasion de revoir cette production de 1980 dans laquelle la défunte Fatna Ben Lhoucine partage tout un parcours, toute une vie. La réflexion aura une place de choix dans le cadre d'une table ronde réunissant chercheurs et amateurs (Ghita El Khayat, Hassan Nejmi, Ali Essafi, Jean-Paul Montanari) autour de la aïta d'hier, d'aujourd'hui et de demain. Ce débat, voulu «informel», selon les organisateurs, sera modéré par le journaliste Jamal Boushaba. Cinéma, musique, chorégraphie, débat... autant d'expressions artistiques et intellectuelles pour dire toute la grâce d'un art profondément marocain ayant souffert pendant longtemps d'injustice et de préjugés. La aïta ou la mémoire chantée Originaires des plaines océanes, la aïta est à la fois une expression verbale et musicale. C'est toute une tradition artistique qui porte en elle la mémoire de la société. Chantant à la fois l'amour et le dépit, la gloire et la nostalgie, la aïta serait une façon «artistique» de raconter l'histoire. D'ailleurs, les répertoires de cette musique regorgent de récits de grands événements ayant marqué le Maroc. Les chikhate résistantes, volontaires et battantes, le public en connaît bien des noms. Kharboucha et son histoire avec le caïd Lâayyadi est restée dans les annales. D'ailleurs la aïta a toujours été très liée à la tradition des cavaliers, surtout dans les régions de la Chaouia, des Doukkalas et de Abda. C'est un art qui s'est épanoui particulièrement auprès des tribus arabes et bédouines appréciant improvisation poétique, musique rythmée et épopées équestres traditionnelles. Les régions des Zaërs, de Béni Mellal et du Haouz sont également connues par leurs variantes locales de la aïta, tout autant appréciées.