On ne le dira jamais assez : Ramadan est le mois des excès. La colère atteint des pics désastreux, le sexe dicte ses lois, la drogue prend plusieurs sinuosités entre kif, maâjoune, haschich, anxiolytiques et autres karkoubi, les cartes font office de religion jusqu'au petit matin et même plus tard pour les invétérés. Mais le clou du ramadan, reste l'ksara, la java, la fête et les fêtards, les orchestres autoproclamés, les Chikhates recyclées dans des cafés ou des bars revus et corrigés pour le mois Sacré. Et la sacralité se décline aussi entre déhanchements, envoûtements charnels, danses endiablées, chignons arrachés, passions déchaînées et autres à côté, propres au monde de la nuit. Rencontres avec quelques orchestres de Chikhates très «In». Les Chikhates en version traditionnelle se font de plus en plus rares. Inutile de sortir la nuit à Casablanca, Rabat, Salé, Marrakech, El Jadida, Safi ou Settat pour tomber sur El Hamouniya ou Rabia d'El Gara. Des Chikhates comme celles-ci, on en fait très rarement. C'est aujourd'hui une espèce en voie de disparition. Il reste quelques ersatz locaux, très concentrés avec quelques variations sur le thème du classicisme. Le reste, presque une majorité des Chikhates en version re-mastérisée sont une création hybride, très au fait de la modernité musicale. Mais, qu'on ne s'y trompe pas, elles ont la côte, les nouvelles Chikhates. Le tout n'est pas d'avoir du texte et quelques Aouni doublé d'un bon Hakkak à la maîtrise infaillible, mais d'avoir des fesses et la langue bien pendue. C'est l'argument de base. Le basique instinct y trouve matière à nourrir fantasmes et autres désirs très avoués. Le prestige ne compte plus pour l'aura que l'on dégage, mais pour le nombre d'entrées que l'on réalise chaque soir dans une rue pas loin du Prince Moulay Abdellah ou un coin de Rahal El Meskini. Les arènes des nouvelles reines du R'nB local avec trémolos, trémoussements, clips en moins, mais érotisme primaire et sexualité rudimentaire en prime. Même à Aïn Diab, elles ont leur répertoire, pourtant dans cette zone de la fête casablancaise, durant les onze autres mois de l'année, excepté au Village et dans de rares autres niches à Chaâbi, les Chikhates ne font pas recette. On n'aime pas trop, c'est Beldi, Aroubi, Hartouka, grégaire, pas très branché, pas bon pour l'image, le prestige, le look, l'aura, bref le show à deux sous des adeptes des apparences et de la sacro-sainte rigueur des classes. Au centre ville, c'est leur temple. Elles y sont déesses d'une nuit ou d'un mois, avec la cohorte des fous, la langue pendante, les braguettes alertes et le corps lacéré de mille feux pour brûler dans la couche d'une bacchante d'Al Aïta. Aspects de la vie nocturne des Chikhates modernes Halima (à ne pas confondre avec Hlima) n'a que 28 ans, mais elle est déjà au faîte de sa gloire qui dure depuis quatre ans. Originaire de Khemisset, elle a fait un parcours très atypique bien que prévisible. Première station avant d'atterrir à Casablanca, un séjour prolongé à Settat avec le fief du Chaâbi qu'est la bourgade d'El Gara. Puis un deuxième passage par Abda et sa capitale Safi, histoire de se faire des origines dans le métier. Quand elle pose les valoches à Derb El Kabir, elle a un bon CV et quelques références solides. Il suffisait de se présenter dans un cabaret pour tirer son ticket avec deux ou trois concerts par semaine. Belle ? Si l'on aime les filles bien en chair, très maquillées et portées sur le cuir et les motifs léopard, avec des talons hauts qui déforment la démarche, oui, on peut dire qu'elle est belle. Et à en croire l'engouement qu'elle occasionne dans les cabarets où elle se produit, il faut croire qu'elle est considérée comme une grande beauté. «Ramadan Naksou Chrab. Parce qu'une vraie Ksara ne se fait pas avec de la limonade et du thé.» L'unique, le seul regret de Halima de Khemisset, c'est que la bibine n'a pas droit de cité pendant presque quarante jours : «On gagnerait plus avec l'ambiance du Ramadan et le vin et la bière, mais bon, il faut jeûner. Moi, j'arrête tout durant ce mois. Mais j'aime fumer quelques joints pour me mettre dans le bain». Son acolyte, sa co-équipière se prénomme Saîda, très connue sur la place pour deux raisons au moins. D'abord, c'est un calibre très charpenté qui fait des ravages chez les mâles en goguette. Ensuite elle a une voix très rauque, de celles qui ont fait tant de mélanges pour trouver le bon timbre. Saïda, elle, aime Ramadan?: «Chouf akhouya, Ramdan c'est bien. Dieu nous pardonne nos fautes, et on repart à zéro. C'est vrai, on fait la fête, et on rend les gens heureux. Il faut bien se défouler. C'est aussi très sain». Et elle a raison. La fête est le premier signe de la religiosité chez un peuple. Saîda n'ira pas jusqu'à faire de l'anthropologie sociale sur le thème de la braderie des corps autour d'un morceau de Stati, mais ce qu'elle veut dire est très simple : «Les gens s'amusent, moi je mange à la fin du mois. Le reste est secondaire. Important, je suis d'accord, mais bon, ce qui me motive c'est la paye quand le gérant fait le partage». Ce qu'il faut savoir, c'est que pour certains établissements, la côte est telle, que les Chikhates travaillent au pourcentage. La java après l'abstinence Nous ne sommes pas loin de la rue du Prince Moulay Abdellah. L'étage est aménagé en salle de fête comme pour un mariage débridé. À partir de 19 heures 30, il faut se pointer pour prendre place, choisir le meilleur angle de vue pour mater le derrière juteux et bourrelé de la danseuse Chikha. Les consommations plafonnent, spectacle oblige et exige. On n'est pas dans un café, même si les dehors restent tels, l'intérieur est une boîte de nuit, un dancing, un cabaret, alors les tarifs s'adaptent aux lieux. De 20 à 50 dhs, sans consigne ni garantie. Tu consommes, tu restes, tu poirotes, tu te tires, ou on te fait valser dehors. «Certains font des travaux durant le ramadan, moi, je change de décors en ajoutant un orchestre. Mais un orchestre, ça coûte. Moi je loue les services des filles et des cinq mecs qui travaillent ici et qui sont payés à la soirée. Alors, les tarifs font avec. Il faut bien que je rentre dans mes frais». Logique. Et les gens consomment. Peu importe le prix, on vient se payer quelques heures de plaisir, alors on ne lésine pas sur les frais. «C'est l'alcool le problème. Les gens payent la bière à 20 dhs, et un whisky ou une vodka entre 30 et 50 dhs. Et l'ambiance est la même. Alors que durant le ramadan, c'est les mêmes prix. Et croyez-moi qu'il y a beaucoup de clients qui ne trouvent pas de place», souligne le gérant d'un café-cabaret du centre ville. Pour les clients, les tarifs ne sont pas un handicap. Il faut les sortir les 50 dhs. Pourtant les lieux sont bondés. Et il faut bien les services d'un gaillard bodybuildé pour faire régner un soupçon d'ordre et de retenue. Autrement, les choses se gâtent et les clients montent sur les tables, se bagarrent et l'affaire capote. «Je suis un habitué des pubs du centre. J'aime aussi les cabarets où il y a des chikhates et des danseuses. Je dépense plus en dehors du ramadan. Non, même si je n'ai pas beaucoup de moyens, je trouve que c'est correct.» D'autres accoutumés des lieux trouvent que le spectacle en vaut la peine?: «les filles sont bien. L'orchestre est à la demande, alors on s'éclate. C'est mieux qu'une boîte de nuit où il faut avoir les moyens pour passer une bonne soirée. C'est le genre d'endroits pour gens pauvres ou à moyens limités. Nous aussi, nous avons le droit de faire la fête, de mater des filles, d'enlever et d'entrer chez soi la tête ailleurs». Et comment tout le monde y a droit! C'est même cela le fin mot de la vie paisible : s'éclater, prendre du bon temps et ne pas trop se prendre la tête. Mais quand la bourse ne va pas avec les envies, chacun son territoire. Et ce n'est que justice. Une vie de Chikha Aïcha a la quarantaine bien sonnée. Elle n'en fait pas tout un plat : «je suis bien conservée malgré le vin, les joints et tout le reste, mais moi, mon frère, je suis une bonne vivante, j'aime la fête et la hayha.» C'est ce qu'on appelle une dure parmi les dures, une vieille routière qui ne veut pas devenir vieille rombière. Autrement dit, elle a du pèse et travaille bien pour garder une vie comme elle l'a construite. Son quotidien est primaire : «moi je vis la nuit et pas le jour. Déjà je ne suis pas sur la même planète que les autres. Moi, je suis un fantôme, une créature de la nuit. Je suis Madrouba (hantée). Toute ma vie, j'ai aimé L'ksara et Nachat. Je me lève à quatre heure de l'après-midi, ramadan, ou pas ramadan. Je reste au lit puisque j'ai une fille qui travaille pour moi. Il y a ma sœur qui est aussi Chikha, on est ensemble dans le même orchestre depuis six ans, mais avant, elle travaillait à Beni Mellal et Zaouiat Echeikh. Après le f'tour, j'arrive au cabaret à 21 heures et je travaille jusqu'à 1 heure du matin. J'ai un contrat pour ramadan et un autre pour l'année. Je ne peux pas te dire ce que je gagne, mais Alhamdou Lillah, tout va bien. Oui, c'est mieux en un mois de ramadan que le reste du temps.» Mais pourquoi les Chikhates gagnent-elles plus durant le ramadan?? «Il y a de la concurrence durant le ramadan, les cafés en demandent et les filles jouent sur ça. C'est normal, c'est la loi du marché. Et tout le monde en profite». Et de fait, les filles Chikhates sont très courtisées. Elles peuvent même faire deux cafés par nuit et pour le même salaire. Certains cabarets improvisés restent ouverts jusqu'à servir le Shour. C'est dire que la nuit est longue et que les consommations rapportent, que le gérant se frotte les mains, alors que les Chikhates entrent au bercail avec deux sous en poche. «Tamara dial Bessah, mon frère. Chanter et donner du cul de 21 heures à 4 heures du matin, il faut le faire. Mais bon, c'est ce que je sais faire, et c'est ma vie. Dieu a trouvé à chacun de nous un moyen pour gagner sa vie». Amen. Les réseaux nocturnes Le monde de la nuit a ses propres lois. C'est un univers parallèle qui fonctionne selon des modalités très occultes et souvent inconnues des non-noctambules. La nuit a aussi ses réseaux secrets. La vie des chikhates peut souvent être sujette à caution d'une manière ou d'une autre par un réseau ou un autre. Et là, le marché définit les règles à observer. Sur une dizaine de filles que nous avons rencontrées pour les besoins de ce reportage, pas une n'a nié travailler dans un réseau où «des gestionnaires, des hommes et des femmes qui savent comment y faire, gèrent les contrats, les relations, les embauches et d'autres à côtés». Ce que dit ici un propriétaire de café au centre est confirmé par plusieurs filles qui ont des espèces d'agents artistiques, mais qui peuvent aussi gérer les rendez-vous, les clients pour d'éventuelles coucheries et soirées privées. «J'ai donné deux soirées privées depuis le début du ramadan chez des gens qui aiment le style Chaâbi, explique Rabia, une jeune Chikha de 32 ans. Le montant est très bon et nous sommes traités, mon groupe et moi avec beaucoup de respect.» L'agent en question est une sorte de rabatteur qui fait monter les enchères, promet à telle la soirée privée, mais si le pourcentage de sa commission grimpe, il remplace la Chikha au pied levé. C'est le business et il n'y a pas de sentiments. «Je bosse avec deux types que je connais depuis cinq ans. C'est des gens corrects. C'est leur boulot de trouver de bonnes affaires, et moi je fais ce que je sais faire. Alors, c'est normal que je les paye. C'est eux qui me dénichent le travail». On dit que pour ce type de nuits, il faut un salaire journalier de pas moins de 4000 dhs à se partager avec le groupe où il y a souvent, un type au violon, un à la darbouka, un guitariste et un batteur. La Chikha se taille la part du lion, ce qui est logique, vu qu'elle est le leader du Band. «Oui, il y a toujours des coups bas, de la tricherie, mais ce ne sont pas mes oignons. Moi, on me paye, je vais chanter et danser. Je sais mettre le feu dans une soirée. Le reste ne me regarde pas.» Et le reste, ce sont les petits larcins de proxénètes que jouent parfois ces agents multiples qui savent faire du pognon. Ils touchent une commission en arrangeant les coups entre des clients et des Chikhates et n'hésitent pas à fournir, dans la foulée drogues dures, haschich, maâjoune et autres commodités mondaines. Les drogues règlent la tendance Ramadan n'est pas ramadan s'il n'a pas sa panoplie d'ajusteurs de mœurs et de régulateurs d'humeurs. Et toutes les drogues trouvent preneur durant le ramadan. Mais dans les cafés cabarets, les choix sont clairs. Les joints de haschich tiennent le haut du pavé avec souvent le dealer pas très loin, quand ce n'est pas une fille du coin qui officie et distribue les «treyfates» à raison de 25 ou 50 dhs le petit morceau. Et évidemment tout dépend de la qualité de ce que l'on fume. Une tbessla, cela chiffre et la tbessla ne court pas les rues. Alors les joints dits de qualité ordinaires sont relevés au maâjoune dont la meilleure qualité n'excède pas les 20 dhs. Mais un bout de maâjoune bien dosé vaut toutes les autres drogues. Bonne humeur garantie et rigolade à n'en plus finir. Sinon, il y a le basique, le karkoubi, mais souvent, on repère les cas litigieux, tous les adeptes de l'anxiolytique à outrance. Ceux-là font du grabuge, se tailladent le corps, blessent les autres, foutent le bordel. Et on n'en veut pas de cette clientèle bon marché qui peut tout faire foirer. Là, les videurs veillent au grain. Le reste, c'est de la chicha à te faire tourner les méninges et du Kif, mais pour ce dernier choix, il faut un bon fournisseur. Etre à la fois connaisseur, avoir du coffre pour supporter un bon Sebsi et surtout ne pas se faire blouser par un trafiquant de bas étage. «On a de tout ici, explique un videur qui bosse dans un café de l'avenue Lalla Yacout. Joinates, kif, karkoubi, fanid, tout. Et il y a des types qui fournissent sur place. Ils sont connus des services de la police. Mais ce n'est un secret pour personne, tout le monde ferme les yeux. Oui, il y a des videurs qui font des commissions, mais moi, je ne veux pas prendre de risques. Et il y a des filles qui travaillent ici comme Chikhates qui font le business elles-mêmes.» Les Chikhates, elles, ne veulent pas être mêlées à ce genre de ragoûts : «Non, mais ce n'est pas vrai. Il y a des filles qui fument ou qui vont prendre un bout de maâjoune, mais de là à en vendre, non, ce n'est pas du tout vrai. On le dit comme on dit beaucoup de choses dans ce pays, mais ce ne sont que des mensonges». L'après Ramadan C'est simple, un mois de travail super spécial, et on reprend les vieilles habitudes. «Un mois, c'est vite passé. On ne le voit pas défiler avec le rythme de vie que nous menons. Mais après l'Aïd, je retrouve ma place dans deux cabarets où je fais mes numéros pour un salaire correct. Et là, la routine s'installe. Parfois, je fais des soirées spéciales pour des amis. C'est très rare, ces jours-ci. Mais quand cela se fait, on peut voyager à Marrakech chez des étrangers, à Essaouira ou Agadir. C'est très bien, mais il faut connaître du monde pour faire des sorties comme ça». Toujours les réseaux et leurs secrets. Mais la vie de cabaret pour une Chikha n'est pas de tout repos. Elles estiment toutes qu'elles sont surexploitées et n'avoir aucun statut social. Elles veulent que l'on tranche dans leur cas : «je suis une artiste. Je suis chanteuse et je draine plus de monde que les stars que l'on voit à la télévision. Mais bon, je ne suis rien. Je ne suis pas reconnue», se plaint Halima, la belle Chikha qui veut aller travailler aux Emirats Arabes Unis. La vie d'une chikha a une durée très courte. Au-delà de quarante ans, le corps ne suit plus «et c'est vrai, mon frère, avec Shir (veiller toutes les nuits) l'alcool et la cigarette, on est ruiné très jeune. Il nous faut des garanties sociales comme tous les travailleurs.» Il faut savoir que ce n'est pas pour demain, mais Halima et ses acolytes ne désespèrent pas. «On finira par se rendre compte que l'on joue un rôle majeur dans le tourisme et l'économie, et l'Etat sera obligé de nous donner des droits». Wait and See, dit le sage.