L'heure n'est plus aux petites réformes d'organisation, aux petites études menées à la petite semaine, à l'ombre d'un conseil d'administration épisodiquement réuni, mal informé et dépourvu de véritable pouvoir. A-hu-ri-ssant ! Epoustou-flant ! On pourrait à l'infini égrener les qualificatifs dramatiques au sujet du rapport de la Commission d'enquête de la chambre des Conseillers sur la Caisse nationale de Sécurité sociale. Pour un choc, c'en est un, terrible, tellurique : 115 milliards de dirhams engloutis en trente ans entre mauvaise gestion, gabegie, détournements, laxisme, enrichissements sans cause… C'est grave pour la crédibilité de tout le système marocain de protection sociale, et dangereux pour l'ordre public. Imaginons un instant que les salariés ou que les entreprises décident de ne plus financer un système qui ne leur garantit pas la sécurité de leurs dépôts. Mais voyons d'abord le bon côté des choses. Le rapport de la commission d'enquête est, en soi, épatant. Qui aurait imaginé, il y a trois ans, une telle opération vérité ? Voilà un travail sérieux, fouillé, mené par un groupe de conseillers, qui a su résister à bien des pressions, des manipulations, qui s'est dépouillé des clichés et des rumeurs, auditionnant une cinquantaine d'acteurs d'un système de gestion devenu fou, et qui a scruté dans le détail des milliers de documents. Il faut rendre hommage à l'indépendance d'esprit et au sens de la responsabilité du président Rahou El Hilaa et de son équipe qui ont su faire honneur à cette deuxième chambre du parlement jusqu'ici en mal de légitimité ! La preuve est faite qu'il y a besoin d'instances indépendantes pour l'investigation et le contrôle de l'action administrative. Comme il est clair qu'il y a désormais besoin de doter notre pays de ce Conseil économique et social où pourraient enfin s'exprimer les points de vue des milieux sociaux et professionnels. Il faut aussi rendre justice à l'Union Marocaine du Travail, dont le mérite, aujourd'hui corroboré par la Commission d'enquête, aura été de quitter depuis 1992 un Conseil d'Administration humilié et marginalisé par des fonctionnaires et des gestionnaires boulimiques et surprotégés. Mention particulière revient ici à la clairvoyance d'un homme, Mahjoub Benssedik, longtemps seul à signer des missives et des mémorandums de protestations aux premiers ministres et aux différents gouvernements mais nul n'écoutait, pas même certains de ses propres camarades aveuglés par les honneurs, les délices et les poisons de ce que fut un festin de vautours. Son livre noir sur la CNSS, rendu public en février dernier, exprimait l'amertume d'un syndicat privé de participation à la commission d'enquête pour n'avoir pas de groupe parlementaire. Le rapport final confirme ses allégations, au-delà de ses espérances. Et maintenant ? Inutile d'organiser la danse du scalp. La commission d'enquête sur la CNSS vient de dessiner, à une échelle de détail qui donne la nausée, la carte précise de ce que furent la topographie, la flore, et la faune du marécage de ce qu'il faut bien appeler l'insécurité sociale où se sont noyés l'épargne des salariés et des entreprises, mais aussi une grosse partie de la richesse nationale. Un marécage où s'est considérablement fissurée la digue de la cohésion sociale. Dans un pays comme le nôtre, une caisse de sécurité sociale n'a pas seulement vocation à prélever et distribuer des cotisations. Elle constitue le socle de la normalité des relations entre les travailleurs et les patrons, et elle fonde le secteur formel de l'activité économique. Or, si notre secteur informel est à ce point étendu qu'il déséquilibre et menace la cohésion sociale, ce n'est pas pour des raisons économiques mais pour des raison administratives, parce que précisément la sécurité sociale a été mise dans l'impossibilité de remplir efficacement son rôle. Faut-il envoyer en prison la cohorte des hauts fonctionnaires qui, par omission, par incompétence, par bêtise, n'ont pas accompli leur devoir de veille et de contrôle sur la légalité de la gestion de la CNSS ? Faut-il poursuivre ceux qui, des années durant, ont dilapidé les ressources de cet organisme social dans la fausse publicité pour occulter leurs piètres performances, dans les dépenses somptuaires, les marchés douteux, les études bidons, les prestations indues,les amnisties abusivement accordées aux mauvais payeurs ? Et ceux-là qui sont-ils, sinon de grandes figures de notre économie qui ont prospéré sans verser à la CNSS les cotisations prélevées sur les salaires de leurs employés ? Que dire de ceux qui, des années, ont été payés pour tenir les comptes de cet organisme et qui à ce jour ne peuvent justifier les écritures de ce qui est devenu un mammouth au galop dévalant une pente raide ? En créant sa Caisse de sécurité Sociale pour les travailleurs du secteur privé, le Maroc était en 1959 en avance sur toutes les expériences des pays comparables, et il venait de donner à son indépendance chèrement acquise un contenu social progressiste et prometteur. Après la moralisation des entreprise en 1972, les mœurs de la sécurité sociale se sont elles aussi peu à peu marocanisées. Pendant trente ans, l'autorisé de la loi a été bafouée. Le prix de cette dérive se chiffre en milliards de dirhams. La solution ne peut se chiffrer ni en simple répression, ni en solution cosmétique. Car ce qui est en cause c'est un système, qui appelle une solution de système. Cette crise aura été salutaire si c'est une véritable et courageuse refondation de la sécurité sociale qui en découle. L'heure n'est plus aux petites réformes d'organisation, aux petites études menées à la petite semaine, à l'ombre d'un conseil d'administration épisodiquement réuni, mal informé et dépourvu de véritable pouvoir. Le choc produit par le rapport de la Commission d'enquête appelle un choc en retour. Lequel doit s'inspirer de l'intensité qui fut celle de la décision courageuse qu'avait prise S.M. le Roi Hassan II lorsqu'il a décidé de dissoudre l'OCE. Et de la même façon que la fermeture de l'OCE n'a pas signifié, au contraire, la fin du commerce extérieur mais sa libération de qwla bureaucratie, la CNSS a aujourd'hui besoin d'être reconfigurée pour que s'accomplisse au mieux la mission de sécurité sociale. Il est aujourd'hui avéré que l'Etat ne sait pas gérer les cotisation des salariés du secteur privé ; qu'il ne sait pas imposer aux entreprises leur obligation légale d'affilier leurs travailleurs et de payer dans les délais et intégralement les cotisations prélevées sur les salaires ; qu'il ne sait pas non plus valoriser les excédents déposés à la CDG… L'Etat doit se replier sur ses fonctions naturelles qui consistent à dire la règle, en l'occurrence le caractère obligatoire du régime de sécurité sociale, puis à contrôler à postériori l'application de la règle. Mais la gestion et l'administration, qui sont des métiers et qui requièrent des expertises pointues, doivent être déléguées au secteur privé, mieux qualifié, sur la base d'un cahier des charges contraignant et précis. D'autres pays l'ont fait. Beaucoup ont réussi. C'est tout le système de protection sociale qui est à revoir. Dans son financement. Dans ses prestations. Son organisation administrative. Son système de contrôle. L'heure est au courage et à l'audace. Pour sauver la sécurité sociale, le mieux est d'en déléguer la gestion à des gestionnaires. C'est une partie de la solution. Privatiser la CNSS ? Pourquoi pas ! • Fadel Benhalima Correspondance particulière