ALM : Toutes les organisations qui se mêlent de la lutte contre la corruption ont constaté que le Maroc rétrograde parmi les nations. Est-ce du ressenti, comme on dit souvent, ou est-ce un fait attesté ? Abdeslam Aboudrar : L'évaluation du niveau de corruption dans un pays intervient effectivement dans l'établissement de divers indices mesurant la maturité d'un secteur donné. Cependant, le seul indice ayant une primauté au niveau international et qui concerne directement et exclusivement la corruption est celui de Transparency International. Et cet indice, comme nous l'avons dit à maintes reprises, exprime seulement une perception. Maintenant, il y a une sorte d'amplification du phénomène parce que le tabou a été brisé dans notre pays, que les langues se sont déliées et que la presse s'intéresse de plus près aux affaires de corruption. Est-ce que le Maroc stagne ou rétrograde, c'est difficile à dire en l'absence de mesure d'indicateurs concrets, mais la dynamique de la société marocaine, tous acteurs confondus, et sa volonté déclarée de combattre la corruption sont un bon signe. Le gouvernement travaille en ce moment à la préparation d'une stratégie nationale de lutte contre la corruption et l'adoption de cette feuille de route est également l'une de nos priorités de même que la loi régissant la nouvelle Instance nationale de la probité.
Considérant que la lutte contre la corruption est l'affaire de tous, tout un chacun peut se prévaloir de ses succès et, aussi, porter la responsabilité de ses échecs. Quelle est la part de responsabilité de l'ICPC dans ce qui nous arrive ? Depuis son démarrage, l'ICPC a travaillé dans le cadre des prérogatives qui lui ont été assignées et qui se limitent à la prévention. Elle a ainsi élaboré des rapports globaux et sectoriels, qui établissent notamment un diagnostic sur l'étendue du phénomène, qui procèdent à l'évaluation du cadre légal et institutionnel de lutte contre la corruption et qui émettent des recommandations. L'ICPC a néanmoins réussi à convaincre les autorités d'adopter une loi sur la protection des victimes, des témoins, des experts et des dénonciateurs dans les affaires de corruption, et qui s'est traduite par un aménagement du code pénal dans ce sens. L'ICPC s'est également penchée sur des dossiers majeurs, tels que la réforme du décret régissant les marchés publics, la réflexion sur la régionalisation avancée, la réforme de la justice. D'autres dossiers ont fait l'objet de propositions concrètes de la part de l'ICPC et c'est le cas de la gestion des conflits d'intérêts, de la révision des textes relatifs à la déclaration du patrimoine et le droit à l'accès à l'information. Enfin l'ICPC a anticipé sur le nouveau statut qu'elle devrait avoir et a organisé de nombreuses rencontres nationales avec l'ensemble des acteurs publics et de la société civile pour élaborer une plate-forme du projet de loi régissant la nouvelle Instance nationale de la probité et de lutte contre la corruption. Cette nouvelle institution verra son indépendance renforcée avec des prérogatives élargies, notamment en matière d'enquête et d'investigation. La stratégie sectorielle mise en œuvre par l'ICPC, avec la santé et avec d'autres domaines réputés parmi les plus corrompus, n'a, semble-t-il, pas donné les résultats escomptés. Qu'est-ce-qui n'a pas bien pris ? L'Instance a mené deux études sectorielles d'envergure avec les secteurs de la santé et du transport routier. Ces études ont permis d'effectuer un diagnostic poussé de la corruption, d'élaborer une cartographie des risques détaillée pour chacun des deux secteurs et surtout de proposer des approches adaptées, déclinées en plans d'action et en fiches projet. Nous avons en effet adopté une approche opérationnelle dont l'objectif est de mettre à la disposition de nos partenaires un outil clé-en-main qui leur facilitera la mise en œuvre effective des recommandations ou des mesures anti-corruption proposées. Par ailleurs, l'Instance s'est également rapprochée d'autres partenaires tels que le ministère de l'éducation nationale, le ministère de l'habitat, l'Office des changes et l'Inspection générale des finances avec lesquels nous avons programmé plusieurs projets structurants. Cependant, il ne s'agit que d'un début sachant que la lutte contre la corruption est une œuvre de longue haleine où la prévention par la sensibilisation et l'éducation sont essentielles et où l'implication nécessaire d'acteurs majeurs, tels que les départements ministériels et autres institutions publiques, peut se heurter à des obstacles et des difficultés qui expliquent parfois les retards dans la mise en œuvre des projets et l'efficacité parfois limitée en termes d'impact. Il s'agit principalement des obstacles suivants : • Le manque de moyens, notamment humains, de l'Instance nécessaires pour la gestion d'un grand nombre de projets ; • La difficulté d'accès à l'information ; • La difficulté de coordination entre les différents acteurs concernés ; • L'implication insuffisante de la hiérarchie qui cause des retards importants et des frustrations décourageantes ; • Les moyens limités de certains partenaires ne permettant pas de mettre en place des mesures opérationnelles de manière généralisée. Ce manque de moyens se traduit également par des difficultés en termes de planification, de suivi et d'évaluation des actions proposées. Nous espérons qu'avec l'adoption de la loi organisant l'Instance nationale de probité, les pouvoirs et les moyens mis à la disposition du combat contre la corruption permettront de réaliser un saut qualitatif et quantitatif. Et je répète que les réformes relatives à la prévention de la corruption nécessitent du temps et des efforts continus et ne peuvent donner des résultats que dans le moyen ou le long terme. Il faut donc être patient et observer les changements de manière progressive. Le texte sur la protection des témoins passe pour la seule mesure positive prise jusqu'ici en matière de lutte contre la corruption. Quel a été réellement son impact et que peut-on en espérer ? La loi sur la protection des victimes, des témoins, des experts et des dénonciateurs dans les affaires de corruption n'est aujourd'hui qu'à ses débuts. Il est difficile de dresser un bilan et d'évaluer son impact. En fait, cette loi est un signal fort adressé aux citoyens pour les sensibiliser à l'engagement de l'Etat et du pouvoir judiciaire lesquels sont déterminés à assurer leur protection s'ils décident de dénoncer un acte de corruption. Cette loi garantit l'anonymat du témoin ou du plaignant afin qu'il ne fasse pas l'objet de pression, de menaces, ou de représailles. Par ailleurs, cette loi oblige le pouvoir judiciaire à protéger le dénonciateur, sa famille et ses biens. C'est le mois de janvier de cette année que devait être entreprise la grande enquête nationale sur le ressenti vis-à-vis de la corruption. Affaire à suivre ou affaire classée ? Le lancement de cette enquête a connu effectivement un léger retard en raison des procédures liées aux marchés publics. Mais cette enquête va démarrer incessamment et nous en espérons beaucoup en termes de connaissance plus fine du phénomène de la corruption. Les informations qui en seront tirées alimenteront les travaux d'élaboration d'une stratégie nationale contre la corruption dont le ministère de la fonction publique et de la modernisation de l'administration est chargé. La loi sur l'Instance nationale de la probité, de la prévention et de la lutte contre la corruption serait dans le pipe après avoir été passablement amendée, selon certains. Ce texte répond-il toujours à vos souhaits ? Considérez-vous qu'il vous donne les moyens d'agir à hauteur de vos ambitions de départ? La mise en place du cadre légal de la nouvelle instance est maintenant dans le circuit législatif. Les dispositions du projet de loi telles que déposées au Secrétariat général du gouvernement répondent aux dispositions de la nouvelle Constitution. Maintenant, c'est au gouvernement de se décider sur la mouture qui sera adressée au Parlement.