Comment appréciez-vous l'annonce faite par le Souverain marocain quant à la réforme de la constitution, particulièrement la reconnaissance de l'amazighité comme fondement de base de l'identité nationale ? Le Roi a choisi d'anticiper sur le cours des événements. Sa réponse est courageuse et lucide à la fois. Les propositions de réforme sont révolutionnaires par rapport à un pays qui garde les stigmates du féodalisme. Le Roi est dans le mouvement de l'histoire. Reste la faisabilité de son projet. Avec quelle classe politique va-t-il mener cet immense chantier qui dessine l'avenir du Maroc et, d'une certaine façon, montre la voie à l'ensemble nord africain ? Comment donner crédit à son geste et à sa parole devant le maintien d'un personnel politique qui semble avoir perdu de son crédit aux yeux de l'opinion marocaine ? Quant à la question amazighe, elle est prise pour la première fois en considération sur le plan constitutionnel, soit 15 ans après l'Algérie. J'espère que ce ne sera pas de la poudre aux yeux, et qu'elle s'enracinera réellement dans du concret institutionnel. Quoi qu'il en soit, c'est une avancée importante du point de vue politique face à l'hégémonie arabo islamique qui, elle, est une construction idéologique. C'est la fin d'un déni de réalité. Pendant longtemps, on n'a pas voulu voir que toute chose au Maroc : les pierres, les mots et l'âme témoignent d'une permanence vivante de l'amazighité. Quelle que soit l'expression linguistique, l'âme nord africaine, amazighe, est toujours là, se manifestant dans le comportement, la poésie, l'art dans une unité que le temps et la négation n'ont jamais altéré. C'est un vrai miracle. Les fondations millénaires et pérennes du pays sont enfin mis en valeur et cette unité souterraine du Maroc (dixit Michel Jobert*), qui irrigue en fait l'ensemble nord africain, devient apparente et assumée. C'est la fin d'un non dit et, comme tout phénomène de cette espèce, c'était vivre une amputation de soi entrainant un trouble identitaire. La reconnaissance de l'amazighité comme fondement de base de l'identité marocaine est à la fois une réparation et une réconciliation avec soi-même. La voie est tracée pour emprunter enfin le chemin de la vérité. Quelle est la situation de la question amazighe en Algérie ? Elle a beaucoup cheminé et rencontre toujours des obstacles. Depuis son irruption massive sur la scène politique lors de « Tafsut Imazighène » de 1980, elle a obtenu une première consécration politique et institutionnelle en 1995 avec la création du Haut commissariat à l'amazighité, l'équivalent de l'IRCAM marocain. Une introduction dans le préambule constitutionnel de la révision de fin 1996 fait de l'amazighité l'un des fondements constitutifs aux côtés de l'islam et de l'arabe de la personnalité algérienne. Enfin, après les grandes manifestations du « Printemps noir » en 2001, la révision constitutionnelle spécialement effectuée à cette occasion a consacré la langue tamazight comme langue nationale. Depuis cette date une télévision complètement dédiée à la langue et la culture berbères est mise en place. Jusque là, et depuis 1995, lors de la fameuse « grève du cartable » seul un journal télévisé était diffusé. Conquis de haute lutte, ces droits sont l'objet de maltraitance, où les subterfuges ne sont pas encore définitivement levés à cause de la persistance d'une adversité nichée au cœur de l'Etat et de l'éducation nationale. A côté d'autres promesses comme l'Académie et un Institut remplaçant le HCA ne sont toujours pas mis en place. Du reste, le président du HCA qui dépend du chef de l'Etat, n'a pas été remplacé depuis son décès il y a dix ans. Inc ompréhensible déjà du point de vue du strict fonctionnement de l'Etat, en réalité cette posture participe du brouillage des codes. Ceux qui, hier, étaient contre l'enseignement de tamazight ou l'avaient soutenu du bout des lèvres reviennent à la charge pour demander à ce que la transcription soit faite en caractères arabes et non en latins. Depuis une semaine, le festival du film amazigh est devenu national et non plus international, élisant domicile à la Wilaya de Tizi Ouzou depuis deux ans, une manière de l'enfermer aux seules frontières de la Kabylie, alors que toute culture a une dimension universelle. Il faut également souligner ardemment que l'amazighité n'est pas uniquement le fait kabyle. Cependant et malgré toutes ces attaques, la reconnaissance institutionnelle et constitutionnelle a déverrouillé quelque peu les esprits. Dire aujourd'hui à un Algérien arabisé par l'histoire qu'il est d'origine amazighe ne le choque plus et même l'accepte volontiers. Cette chose élémentaire qui relève du bon sens était farouchement niée par une série de paramètres politico idéologiques qui ont fait de l'être maghrébin un aliéné, un ignorant de sa propre histoire. Cette phase est en train de s'achever doucement mais peut, à tout moment, rebondir en arrière. La démocratisation en cours à travers l'ensemble maghrébin qui a vu émerger les peuples comme acteurs de leur histoire doit aider à cette clarification et à une reconnaissance définitive de la singularité maghrébine, parce qu'amazigh avec l'acceptation de toutes les altérités dont principalement l'arabe, dans l'espace géopolitique de tradition islamique. Le statut de langue nationale pour l'amazighe en Algérie et au Maroc, vous parait-il suffisant ? Quelle en est la valeur au niveau juridique ? Le statut de langue nationale est une première étape. C'est une conquête. Elle n'a pas de valeur juridique mais participe à sortir de la folklorisation dans laquelle les tenants de l'idéologie arabo islamiste ont voulu nous cantonner. Faut-il aller vers son officialisation ? Pourquoi pas ? L'objectif doit être celui-ci, sinon la voie est ouverte à l'insidieux. Cependant, il faut se rendre compte des difficultés à affronter en matière de standardisation notamment, de la qualité de la production culturelle ensuite. Il faut peut-être trouver un compromis sur la durée car sans une volonté politique, le développement de la langue sera ardu. Le chemin est encore long, difficile et escarpé. Que l'Etat s'y engage ne doit pas nous laisser s'endormir sur nos lauriers. Les adversaires de cette option sont nombreux et bien assis dans leur confort et, finalement, dans leur paresse intellectuelle pour comprendre et accepter les évolutions en cours aux niveaux national et régional. Leurs intérêts politiques et leurs pouvoirs symboliques sont en jeu. Quand on y pense de plus près, on reste songeur devant l'existence même de cette problématique : comment une évidence – l'amazighité du Maghreb – est non seulement discutable mais remise en doute des ères durant ? Face à cet absurde, nous avons su opposer la révolte, moteur de l'histoire. La révolte n'est pas la violence, mais de la résistance. Quel jugement portez-vous sur les mouvements de jeunesse qui secouent l'Afrique du nord et les pays du Moyen Orient ? Pour l'instant, l'on ne peut que se réjouir de cette soudaine irruption de la jeunesse pour demander une nouvelle forme de gouvernance. On ne sait pas si demain, ces révolutions pacifiques ne seront pas dévoyées comme, hier, les indépendances. Il y a deux nouveautés majeures qu'il faut saluer parce qu'elles indiquent la maturité de ces insurrections civiques : on invoque plus la faute de l'étranger (l'impérialisme, le sionisme, etc.…) et la mise en berne de l'islamisme, idéologie contestataire par essence mais dont le but est totalitaire. Il y a une vraie espérance dans ces soulèvements subversifs. L'utopie d'hier est en train de prendre corps dans nos contrées que l'on a cru – à tort – immunisées par rapport à la démocratie, voire à la laïcité. Que peut apporter l'ouverture des frontières entre le Maroc et l'Algérie ? Elle peut apporter beaucoup de choses sur le plan économique. Des experts se sont penchés sur le coût du non Maghreb, il est phénoménal. Nous n'avons pas besoin de sortir de grandes écoles pour comprendre que la taille des marchés est importante pour le développement économique. Les exemples de regroupement de ce type sont légion dans le monde. Il est quand même incroyable que ce soit l'UE qui réclame la construction du Maghreb à la place des intéressés. Trop de familles mixtes sont éparpillées et souffrent en silence de ces séparations injustes et insupportables. Tout concourt à ce que nos deux pays si semblables et si complémentaires à unir leurs efforts pour exister demain dans un monde de plus en plus complexe et difficile économiquement. Il y a des atouts de part et d'autre pour réaliser cette promesse de nos Mouvements nationaux et ainsi renouer avec les réalisations de Massinissa, des Almoravides et des Almohades, les seuls qui ont réussi à unifier l'Afrique du Nord. Quelle devra être, selon vous, la configuration de l'Afrique du nord demain ? Dans un monde globalisé et de plus en plus compétitif économiquement, l'Afrique du nord doit non seulement aller vers son unification mais également retrouver ses racines et assumer tous les apports successifs. Tout cela est une richesse inestimable. Nous avons la chance d'être au carrefour de l'Orient et de l'Occident, du Nord et du Sud. C'est une position stratégique. Après bien des malheurs, l'Afrique subsaharienne finira par décoller. L'Afrique du nord trouvera enfin sa place de médiateur et de passerelle entre l'Europe et l'Afrique et le Moyen-Orient. Dans un premier temps nous pouvons construire cette Méditerranée occidentale, préfiguration d'une Méditerranée entière d'Est en Ouest. Rien ne pourra se faire sans démocratisation, donc d'implication directe des peuples. La démocratie est le seul moyen de surmonter les nationalismes. Je suis favorable à un double mouvement : supra national (union de l'Afrique du nord) et infra national (ensemble régionaux à l'intérieur des pays concernés). C'est du reste la position que j'avais défendue il y a quatre ans à un colloque organisé à Rabat par le Mouvement populaire. Etes-vous optimiste pour l'avenir de l'amazighité dans cette région ? Quand vous scrutez l'histoire des Imazighènes et vous avez lu « L'éternel Jugurtha » de Jean Amrouche, vous serez éternellement optimiste. Les historiens avaient déjà relevé la survivance miraculeuse de la langue tamazight. Le constat avait été fait il y a deux siècles. Lorsque vous avez lu Jean Amrouche, vous apprendrez que l'Amazigh, engrangeant les apports extérieurs jusqu'à l'assimilation fait soudainement tomber le masque et revêt celui de Jugurtha, appelant à la révolte pour renaître de ses cendres. Il est le révolté éternel attaché à son sol et à sa langue. Cependant, les temps ont radicalement changé avec les moyens modernes de communication et de l'urbanisation avancée. Le constat est amer : jamais il n'y a eu autant de locuteurs amazighophones en nombre – la proportion doit être la même – et autant menacée par les raisons précitées qu'il faut ajouter à une agression politico idéologique de grande ampleur. La braise berbère ne s'éteindra que si l'Etat octroie les moyens de son développement. C'est possible et réalisable surtout que l'on a pris le pari de l'ouverture sur l'Autre au niveau des militants de cette cause. Il faut rattraper le temps perdu. Votre dernier mot. Au Maghreb, les choses bougent. Les trois pays connaissent des évolutions intéressantes même si, en Algérie, il y a quelque retard à l'allumage. La démocratie doit-être le moyen et le but de notre émancipation individuelle et collective. C'est par cette philosophie que l'on atteindra notre unification qui, je le répète, est décisive pour notre avenir. A court terme, je souhaite l'ouverture des frontières terrestres entre nos deux pays. Et, enfin, cerise sur le gâteau, le fait amazigh s'enracinera constitutionnellement et dans les consciences afin que l'être maghrébin recouvre l'entièreté de sa dignité et de son intégrité. Le tout porté par une valeur inestimable et irremplaçable : la liberté. Propos recueillis par : Moha Moukhlis * « Maghreb, à l'ombre de ses mains », éditions Albin Michel, 1985. De la destruction du droit pénal amazighe Une relecture à double intérêt Ironie de l'histoire : les Amazighes ont mis plusieurs siècles, des millénaires pour développer la branche pénale de leur droit coutumier (izref en berbère, ôrf en arabe), le régime colonial l'a détruite en moins de trois décennies. Et ce, en transférant la compétence de la djmaêt (assemblée dirigeante) au caïd et au Haut-Tribunal chérifien : cour supérieure de justice instituée en 1918 et siégeant à Rabat. Dans le Maroc précolonial, le caïd ne jouit pas des mêmes prérogatives dans toute l'étendue du territoire marocain. À l'intérieur des régions soumises au Makhzen, il est responsable de l'application des dahirs (décrets) sultaniens et du maintien de l'ordre, collecteur de l'impôt religieux (âchar), chef militaire et juge séculier. Par contre, dans les tribus où l'influence de la djmaêt surpasse l'autorité makhzénienne, il n'exerce pas de pouvoirs à vrai dire — ni politiques, ni judiciaires. Mais les choses vont changé suite à la circulaire de la résidence générale, émise le 22/09/1915, dont l'article 2 stipule : « les infractions seront poursuivies et réprimées conformément aux dispositions des Dahirs et règlements généraux dans tout l'Empire Chérifien ». Un des objectifs de l'application de cet article à l'ensemble du Maroc, comme l'affirment les juristes du Protectorat eux-mêmes, est d'abolir la branche pénale du droit coutumier marocain en général et amazighe en particulier. Les initiateurs et les tenants d'une telle entreprise défendent — à tort bien entendu — la thèse que la législation amazighe, pour laquelle la peine la plus sévère est le bannissement hors du groupe ethnique, ne répond plus aux exigences de la vie moderne. Archaïque et de ce fait contraire à l'esprit de leur « mission civilisatrice » (!), soutiennent-ils, elle ne saurait être maintenue. On l'abolit donc, mais sûrement pas pour ce qui vient d'être dit. L'idée avancée : le primitivisme ou le désaccord avec la civilisation (laquelle ?) ; idée chère à la doctrine évolutionniste et propice au dogme colonialiste, paraît grossière au point de vue de la logique et du bon sens. On l'abroge au profit de l'institution caïdale : force motrice du fonctionnement de l'administration coloniale au niveau rural. Voilà pourquoi le Protectorat confie au caïd la mission de juge en matière pénale. Dans sa fonction de juge, le caïd est assisté non pas d'un magistrat comme on pourrait logiquement s'y attendre mais d'un agent d'autorité (le contrôleur civil ou militaire) tenant lieu de commissaire du gouvernement qui joue le rôle du ministère public. La compétence pénale du caïd doit s'affermir. Aussi le charge-t-on de l'instruction des affaires tant correctionnelles que criminelles. Toujours est-il que ce dernier ne se prononce pas sur toutes les causes qu'il instruit. Les plus importantes, au sens du juriste et de la loi usitée, sont déférées à la section pénale coutumière du Haut-Tribunal. Elle juge en premier et dernier ressort les actes de rébellion, d'homicide, de viol, de rapt, d'incendie volontaire ; bref, l'ensemble des affaires échappant partout aux tribunaux des caïds, les délits commis par les chefs autochtones et, en second et dernier ressort, les appels interjetés contre les sentences prononcées par les caïds. La section pénale coutumière a la capacité de juger les actions blâmables des chefs autochtones (les caïds) et peut requérir ou proposer la révocation de leurs auteurs, mais elle n'a pas le principe élémentaire qui distingue la justice de l'injustice, soit l'impartialité du jugement. Elle ferme les yeux sur les diverses atteintes que les chefs en question portent à la masse paysanne. Elle ne sanctionne que les actes présumés dangereux pour la stabilité politique comme le retournement de quelques uns de ces agents contre le régime du Protectorat ou leur connivence avec les forces luttant pour l'Indépendance : l'Armée de libération ou la Résistance. En un mot, la haute juridiction pénale coutumière cautionne la justice caïdale ; c'est-à-dire l'arbitraire. En tant qu'agent d'autorité établi et confirmé dans la charge de juge, le caïd absorbe pour ainsi dire une bonne partie de la juridiction des organes directeurs de la tribu, à savoir la compétence en matière pénale. La translation systématique d'une telle compétence au profit du corps caïdal, et de la section pénale coutumière du Haut-Tribunal, constitue l'un des actes destructeurs de l'activité et du fonctionnement de l'assemblée locale. Evidemment, le processus de la destruction (ou déstructuration) de cette assemblée (et d'autres institutions tribales), opéré depuis l'introduction en foule des mécanismes et méthodes juridico-politiques de la colonisation, ne se limite pas à la zone soumise à l'application du droit coutumier. Cela concerne également les régions régies par la loi islamique (chariâ). Le transfert de la compétence pénale de la djmaêt au profit du caïd et du Haut-Tribunal, fait partie intégrante des actions centralisatrices du Makhzen — soigneusement élaborées ou renforcées et menées par le Protectorat. Selon les desseins politico-administratifs de ce nouveau régime, l'appareil makhzénien (étatique) ne saurait être centralisé qu'en s'appropriant, entre autres choses indispensables au monopole et au contrôle de la violence, le pouvoir de rendre la justice et de gérer tout le système judiciaire. Ce pouvoir, l'Etat se l'approprie et, par conséquent, surclasse ses dépositaires traditionnels au plan local, voire régional : les instances tribales. Devant ces changements hâtifs, reposant en milieu rural sur le caïd dont le régime colonial définit la mission prioritaire comme suit : « la recherche des infractions doit être rapide et la répression sévère », les membres de la djmaêt se trouvent être privés de leurs qualité et rôle d'arbitres ou de juges. Ils perdent progressivement le pouvoir qui en fait une force concurrente de l'Etat quant au contrôle et à la gestion de la violence : celui de trancher les litiges pénaux les plus sérieux. Que nous apporte aujourd'hui de relire, même en substance, le chapitre de la substitution de la justice caïdale à la législation coutumière injustement taxée de pratique archaïque ? Un double intérêt. D'une part, l'apport d'éléments permettant aux Amazighes et aux Marocains en général de (re)découvrir certains des mécanismes institutionnels qui contribuent à la structuration de leurs identité et comportement. D'autre part, la mise en garde contre toute action politique qui, en déstructurant telle institution ou tel organe gestionnaire des affaires locales de la société civile, inhibe les forces vives du développement et, plus grave encore, l'initiative citoyenne — autant individuelle que collective. Hammou BELGHAZI