Changeons de voie d'Edgar Morin et Sabah Abouessalam Mohammed Bakrim «Ce n'est pas seulement notre ignorance, mais aussi notre connaissance qui nous aveuglent». Edgar Morin La crise sanitaire est désormais totale, tous les étages de la vie sociale sont atteints. Les dimensions sociales et économiques inquiètent les décideurs. Mais ce n'est pas le seul aspect de cette situation inédite. La crise du Covid 19 ouvre sur des interrogations essentielles. Notamment sur les perspectives d'avenir : saurons-nous retrouver de la lucidité, de la sérénité dans un débat public saturé par les controverses scientifico-médicales, et les gesticulations politiciennes pour enfin poser les vraies questions? Le confinement qui plane toujours comme horizon incontournable, semble atteindre la pensée. Nous sommes quelque part enfermés dans l'événement –confinés en quelque sorte- incapables de le penser parce que justement pour ce faire, il faut s'en détacher. A quelque chose malheur est bon. Le confinement qui a réduit l'espace physique de notre mobilité a été l'occasion d'un repli sur soi pour entamer une reconversion de notre façon de voir. De vivre le rapport à soi, à autrui et au monde. Edgar Morin dans un geste généreux de l'intellectuel qui a vécu pleinement cette expérience a choisi de rendre public le fruit de sa réflexion durant le confinement. Avec la collaboration de son épouse, la marocaine Sabah Abouessalam (sociologue, urbaniste) il vient de publier chez Denoël un ouvrage, Changeons de voie, leçons de coronavirus (Paris, 2020) qui donne une synthèse de cette expérience originale entamée sous le signe de retrouvailles inédites, comme il le précise judicieusement : « Du jour au lendemain, nous nous retrouvons face à face. C'est une situation inédite. Jamais nous n'avons eu autant de temps pour nous deux. Du matin au soir, nous sommes ensemble ». Ce face à face fut transcendé par la pensée, pour produire une réflexion tonique sur l'expérience, non pas d'un couple reclus sur son nombrilisme, mais de deux intelligences confrontées à un devenir qui concerne les êtres humains, réunis soudain dans un défi commun. «Jamais nous n'avons été aussi enfermés physiquement dans le confinement et jamais autant ouverts sur le destin terrestre. Nous sommes condamnés à réfléchir sur nos vies, sur notre relation au monde et sur le monde lui-même». Empêtrés que nous sommes dans l'inquiétude imposée par le présent, Edgar Morin attire plutôt notre attention sur l'après corona qui pourrait être plus inquiétant que la pandémie elle-même. Il préfère lire la crise actuelle en la mettant en perspective; penser la crise actuelle pour en tirer les leçons possibles. «L'avenir imprévisible, écrit-il, est en gestation aujourd'hui». Au cœur de cette réflexion salutaire, il place la régénération de la politique qui passe par un changement de voie. Au terme d'une lecture j'en arrive à cette première conclusion, le célèbre maître de la complexité plaide pour une nouvelle humanité au service d'une nouvelle civilisation ; ou mieux encore une nouvelle civilisation pour une nouvelle humanité. Cela passe par une série de leçons présentées d'une manière claire, pédagogique et je dirai dans un geste quasi fraternel. Elles sont au nombre de quinze leçons qu'il complète avec un programme d'action mobilisateur (chapitres 2 et 3). Les deux premières leçons partent de notre condition humaine : la pandémie a rappelé notre fragilité, notre précarité et une question s'impose : qu'est-ce qu'être humain ? Toute réponse devrait être empreinte d'humilité car désormais «l'incertitude accompagne l'aventure humaine». Autre leçon qui invite à la modestie, le rapport à la mort ; celle-ci est revenue à la une de l'actualité non pas comme une abstraction mais comme un fait tangible; «le coronavirus a suscité l'irruption de la mort personnelle dans l'immédiat de la vie quotidienne». Cela devait impacter notre comportement, notamment en termes de consommation. Des signes précurseurs ont été relevés lors du confinement avec cette leçon de portée civilisationnelle : sortir du consumérisme ; réformer notre mode de consommation «préférer l'essentiel à l'inutile, la qualité à la quantité, le durable au jetable». Et s'il y a une leçon/ des leçons à retenir, j'en souligne deux: d'un côté, la pandémie a révélé la crise de l'intelligence, la faiblesse du mode de pensée qui nous a été inculqué. Et de l'autre, une leçon sur les carences de pensée et d'action politique. Il est tragique relève Edgar Morin que la pensée disjonctive et réductrice tienne les commandes en politique et en économie : «le dogme néo-libéral –dominant la planète- aggrave terriblement les inégalités sociales et donne un gigantesque pouvoir aux puissances financières».