En utilisant des mots et pas d'autres, en ironisant ou en camouflant leurs sentiments, les Marocains semblent avoir du mal à exprimer leur amour pour autrui. Un constat dû à plusieurs facteurs sociologiques, expliqués par Mohssine Benzakour et Chakib Guessouss. Ce 14 février, de nombreux pays fêtent la Saint-Valentin, la fête des amoureux. Une occasion précieuse pour exprimer son amour et son attachement à autrui. Encore faut-il être prêt à l'exprimer, car les Marocains semblent avoir du mal à communiquer leurs amours et leurs sentiments. Ainsi, au lieu de dire «je t'aime», certains tentent d'exprimer leurs sentiments en jouant sur les mots, en ironisant même, alors que d'autres associent d'autres expressions à ce sentiment si noble. Pour le psycho-sociologue Mohssine Benzakour, les Marocains ne disent pas «Kanhabbak (je t'aime) mais Kanbghik (je te veux) et bien que cette expression reste rare, elle est déjà très significative». Citant les études qu'il a effectuées, il reconnait que les Marocains «n'apprennent pas à la maison à exprimer les émotions par lesquelles ils passent». «Nous ne faisons pas la différence. Cela veut dire qu'il y a un manque culturel en matière d'émotions et d'intelligence émotionnelle», analyse-t-il. «Même lorsque nous voulons exprimer de manière claire nos sentiments, nous restons encore sous la pression de la société. Par exemple, nous pensons qu'un homme ne peut pas dire à sa femme "je t'aime" car c'est mal vu et c'est considéré comme une faiblesse qu'il ne faut jamais avouer. En fait, ces rapports ne sont jamais basés sur l'amour mais plutôt sur des coutumes et des traditions.» Mohssine Benzakour «Il est vrai que les Marocains ont du mal à exprimer leurs sentiments. Cela ne veut pas dire qu'ils ne s'aiment pas car il y a des couples qui s'aiment», complète Chakib Guessouss, médecin de formation, sociologue et anthropologue. Il reconnait, lui aussi, qu'au sein de la société marocaine, «la manifestation de l'amour n'est pas très visible comme dans d'autres sociétés». L'expression de l'amour par certains et pas par d'autres Pour expliquer cela, Chakib Guessouss insiste sur l'éducation. «Nous avons été éduqués dans une culture où mêmes lorsque les parents s'aiment beaucoup, ils ne le manifestent pas, car l'expression de l'amour a été considérée comme Hchouma». Mais la donne a toutefois changé, car «contrairement à leurs aïeux, les nouvelles générations passent à un autre niveau, en manifestant leurs sentiments», assure-t-il. Même son de cloche chez Mohssine Benzakour pour qui «nous devenons de plus en plus cultivés et nous commençons à utiliser des termes, bien que cela reste vraiment très restreint car nous ne pouvons pas dire que tout le peuple marocain, qu'il soit citadin ou rural, ait vécu cette évolution». Et d'ajouter «qu'il y a toujours une gêne de prononcer le mot ''je t'aime''». Notre interlocuteur explique aussi que ce changement s'est opéré grâce à la vulgarisation de l'amour. «Il y a plus de publicités, de présence sur internet et de films qui parlent d'amour. Nous avons quelque part été influencés par cette culture mais nous ne l'avons pas adoptée socialement. C'est pour cela que nous la retrouvons chez une catégorie précise ; les jeunes cultivés», note-t-il. Chakib Guessouss explique cette évolution autrement. «Aujourd'hui, plus qu'avant, les couples se connaissent avant le mariage, contrairement à autrefois où l'on apprenait à s'aimer après des mariages traditionnels», rappelle-t-il. Ainsi, «les gens choisissent de plus en plus leur conjoint(e) donc il y a forcément de l'amour, même si la proportion n'est pas encore importante», ajoute-t-il. «Il y a aussi des personnes qui s'aiment mais qui ne pensent pas se marier, le mariage étant aujourd'hui une aventure difficile et surtout coûteuse. La Saint Valentin est ainsi une occasion pour renouveler l'attachement et l'amour et le manifester.» Chakib Guessouss Exprimer ses émotions au sein de la famille marocaine Ces difficultés à exprimer l'amour impacte nos enfants, qui n'apprennent pas à exprimer leurs sentiments, ni à l'école ni même au sein de la famille. «A l'école, nous ne permettons pas à nos enfants d'avoir des débats sur l'amour. Et puisqu'il n'y a pas d'expression claire à la maison entre le papa et la maman, l'enfant ne va jamais apprendre à exprimer de l'émotion et est ainsi touché», souligne Mohssine Benzakour. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle «nous vivons parfois très mal la période de l'adolescence, car nous n'acceptons pas que l'enfant exprime cette découverte de l'autre, de l'autre sexe, du premier baiser dont il n'a pas le droit de parler à la maison», ajoute-t-il. Le passage de la sensualité, l'amour et les expressions qui partent du physique pour aller vers l'esprit ne se fait donc «jamais comme il se doit, ce qui peut expliquer certaines dérives concernant la vie sexuelle des adolescents». Cela est-il aussi inquiétant pour les enfants et les adolescents ? «Non, car heureusement qu'il y a internet et les réseaux sociaux où ils peuvent s'exprimer mieux et aller plus loin. Il y a aussi l'audiovisuel qui permet de voir et de comprendre certaines choses», nous répond le psycho-sociologue. Toutefois, «au sein de la famille, cela impacte énormément», ajoute-t-il. «Nous devenons plus une entreprise qu'une famille : nous sommes là pour manger, pour s'habiller et aller à l'école mais jamais nous sentons qu'il y a cette relations chaleureuse, amoureuse, qui va au-delà du physique mais vers du spirituel, de l'émotionnel et de l'amour humble qui nous fait nous rapprocher de l'autre.» Mohssine Benzakour Pour Mohssine Benzakour, la société marocaine «n'a malheureusement pas encore atteint l'amour inconditionnel au sein des familles», les individus tentant encore de «camoufler leurs émotions».