Sujet de mille amalgames par le passé, l'islam politique, «l'islamisme», a-t-il été traité de manière plus nuancée par les journalistes suite aux succès électoraux de partis dits «islamistes» en Tunisie, en Egypte et au Maroc ? Plutôt que d'évoquer un modèle nouveau, les journalistes se référent à deux précédents emblématiques : la Turquie et l'Iran. 8 articles publiés en 2010 répondent à la recherche du mot clé «islamistes». Avant même la fin de l'année 2011, ce nombre a déjà dépassé les 900 articles. Le mot clé «charia» a connu un sort similaire : 9 articles, en 2010, et 222 articles, en 2011, répondent à cette recherche sur le seul site du Nouvel Observateur. Sur la même période, le nombre de dépêches et d'articles traitant de la Tunisie, de l'Egypte, ou encore de la Syrie, a été multiplié par 10. Le reste de la presse écrite, la radio comme la télévision a suivi les mêmes tendances pour faire des révolutions arabes et des partis islamistes un sujet très présent dans le débat français. La qualité suit-elle le nombre de contributions ? Racines de l'islamophobie. En matière de qualité du traitement médiatique de l'islam, la France revient de loin. Thomas Deltombe, dans «L'islam imaginaire : la construction médiatique de l'islamophobie en France (1975-2004)», décrit un «durcissement progressif» des représentations médiatiques de l'islam. En plusieurs étapes et «affaires», les médias ont forgé un «islam imaginaire» pour en venir à «des formes de moins en moins cachées de rejet de l'autre 'venu d'ailleurs'». A la fin des années 80, une «communauté musulmane», décrite comme homogène, commence à être désignée comme une menace pour la France. Cette image laisse sa place, dans les années 90, à un découpage binaire et artificiel de cette communauté : «les 'modérés', qu'il faudrait défendre, et les 'islamistes', contre lesquels il faudrait lutter». Entre les deux dénominations, les amalgames sont fréquents par manque de définition des termes utilisés. Les attentats du 11 septembre 2011 marquent le début d'une autre étape, où islam et terrorisme sont de plus en plus souvent confondus, pour en arriver à poser la question «Faut-il avoir peur de l'islam ?» Mise à part la «nébuleuse Al Qaïda», «l'ennemi» reste pourtant largement indéfini. «Plutôt Ben Ali que les Barbus» Sur fond de cette «tradition française», analysée par Deltombe comme une «persistance souterraine de la culture coloniale» marquée par la fracture entre les Français issus de l'immigration et les autres, intervient le Printemps Arabe. Il a le potentiel de changer l'image que se font les médias français du «monde musulman». Pourtant, dans les jours et les heures qui précèdent le départ de Ben Ali, des exemples flagrants de lectures paternalistes des événements s'enchaînent. Nul besoin de rappeler la séquence de Michèle Alliot-Marie proposant le soutien de la France aux policiers de Ben Ali quelques jours à peine avant sa fuite vers l'Arabie Saoudite. Christophe Barbier, directeur de publication de L'Express, est allé plus loin. Invité du Grand Journal de Canal+ le 14 janvier, jour de la fuite du dictateur, il a déclaré qu'il fallait «tout faire pour que l'islamisme n'arrive pas au pouvoir dans ces pays-là, n'est pas rendre service à nous, c'est rendre service à nous et à eux, et aux peuples concernés... Tout plutôt que de les voir tomber dans ce qu'est devenu l'Iran ou l'Afghanistan.» Peu après, Christophe Barbier enfonce le clou : «j'assume cette phrase : plutôt Ben Ali que les barbus». Enregistrées dans l'après-midi, ces paroles ont été diffusées alors que Ben Ali était déjà dans l'avion. Le spectre de l'islamisme est brandi contre toute réalité de terrain. Qui sont ces «islamistes»? Jusque là, les «islamistes» ne faisaient que peu parler d'eux car ils étaient peu présents dans les manifestations en Tunisie. L'annonce de Rachid Ghannouchi, leader historique du parti Ennahda exilé à Londres, de revenir en Tunisie a déclenché un nouvel intérêt pour l'islam politique. Elle a notamment été l'occasion pour Catherine Gouëset de L'Express de relativiser les paroles de son directeur de publication. «Ce que l'islamisme représente en Tunisie», publié le 19 janvier, essaie de faire le point sur l'histoire d'Ennahda, de Ghannouchi et sur leur rôle dans une Tunisie nouvelle. Le bilan est diamétralement opposé aux propos de Christophe Barbier, notamment parce que la journaliste interroge un grand nombre de chercheurs connaissant bien la région. Au final, estime la journaliste, les «islamistes» ne constituent pas une réelle menace ; il serait même plutôt avantageux de les intégrer dans le jeu politique. En cette mi-janvier, cette interprétation est majoritaire dans la presse écrite française et elle fait son chemin auprès de la télé et de la radio également. L'envoyé spécial de TF1 à Tunis abondait dans ce sens, tout comme Xavier Yvon pour RTL. Bernard Guetta, animateur de l'émission «Géopolitique» sur France Inter, estimait, le 19 janvier, que désormais la Tunisie et le monde musulman en général auraient les «regards toujours plus tournés vers la Turquie et la mutation de son parti islamiste, l'AKP, en un parti du gouvernement». Les médias d'information français réalisent un réel effort pour réévaluer ce que «l'islamisme» représente en Tunisie. Avec l'amplification des contestations en Egypte fin janvier, où les Frères Musulmans étaient beaucoup plus présents qu'Ennahda en Tunisie, le ton change. La presse européenne fait écho, début février, aux déclarations du Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, mais aussi de l'ancien candidat à la présidence américaine, John Mc Cain, pour qui «l'Egypte peut suivre l'Iran». Le message est clair, le spectre de la «menace islamiste» ressurgit. Ici, plus qu'en Tunisie, la question de l'après Moubarak inquiète. La charia en Libye libérée Pourtant, la guerre en Libye change radicalement la donne médiatique. L'Egypte est reléguée au second plan, la Tunisie n'apparaît plus dans les médias qu'à travers les milliers de personnes qui tentent de gagner Lampedusa et l'Italie. L'islam politique n'est plus la priorité, les médias suivent plutôt les combats à Benghazi, les discussions à l'ONU pour une intervention aérienne, la chute de Tripoli... «Plutôt Kadhafi que les islamistes», cette question n'est pas posée si ce n'est par Mouammar Kadhafi lui-même qui n'est pas pris au sérieux par l'OTAN ni les médias occidentaux. La surprise des médias est grande lorsque, fin octobre, Mustapha Abdeljalil, président du Conseil National de Transition déclare que la Libye, «en tant que pays islamique», a «adopté la charia comme loi essentielle et toute loi qui violerait la charia est légalement nulle et non avenue.» Plus surprenant que cette déclaration est cependant la réaction des médias. Si RTL ne se prive pas de poser la question «De Khadafi à la charia ?», la grande majorité des titres de presse écrite s'empressent de décrypter ce que la charia représente réellement. Une source de droit, ouverte à de nombreuses interprétations, explique La Croix. L'Express publie «La charia expliquée aux nuls», Le Nouvel Observateur suit le pas et TF1 explique qu' «il y a autant de manières d'appliquer la charia que de pays musulmans.» La nuance a fait son entrée dans le débat sur l'islam. S'agit-il là d'un réel souci d'éclairer le lecteur, ou d'une manière de dédramatiser les propos de Mustapha Abdeljalil pour suivre l'agenda diplomatique français dans un moment où il aurait été très inopportun de critiquer la Libye «libérée» ? Turquie et l'Iran Toutefois, cet épisode de traitement nuancé de l'islam politique par une aussi grande partie de la presse ne semble concerner que la Libye. Pour preuve, au même moment, le succès d'Ennahda aux élections tunisiennes donne lieu à un clivage en deux du paysage médiatique, renforcé par les succès des Frères Musulmans et des Salafistes en Egypte et du PJD au Maroc. Il n'y a pas d'unanimité pour féliciter Ennahda de son succès électoral aux premières élections libres en Tunisie. Avant même de connaître les résultats, une partie des chroniqueurs et éditorialistes s'est trouvée une nouvelle grille de lecture des événements : les jeunes et les forces laïques se feraient voler leur révolution par les «islamistes». Audrey Pulvar sur France Inter, dans sa chronique «Le pire n'est pas certain», le 18 octobre, estime qu'Ennahda représente «le pire», c'est à dire des prêches de 40 minutes à Hammamet, plus de femmes voilées dans les rues tunisiennes et des femmes bafouées de leurs droits. Christophe Barbier publie, le 25 octobre, dans L'Express, un éditorial au titre évocateur : «après le printemps arabe, l'hiver islamiste ?» où il évoque les «Imams psychopathes», le «terrible règne des imams» et le «véhicule islamiste». Il ne regrette en rien ses propos du 14 janvier. Le message est clair : le succès électoral d'Ennahda signifie pour Christophe Barbier et d'autres, qu'Alain Gresh, notamment, qualifie d' «éditocrates», que la Tunisie prend la voie de l'Iran en 1979. Par un argument «historique», Christophe Barbier rejette l'autre modèle avancé pour «comprendre» la situation actuelle en Tunisie, celui de l'AKP turc. Ce parti «islamiste modéré, islamiste gestionnaire» comme le décrit l'éditorialiste n'aurait pu s'inscrire dans la «modernité» que parce que le pays a vécu la laïcisation extrême de Mustapha Kemal Ataturk. La Tunisie n'ayant pas vécu cette expérience, l'islamisme resterait une menace. Il est «nécessaire», selon Christophe Barbier, «de surveiller l'évolution idéologique du pays». En d'autres mots, ce serait grâce à Ataturk que l'AKP est aujourd'hui capable de gérer la Turquie. Une «vérité historique» discutable. Néanmoins, la référence à la Turquie est devenue, pour de nombreux journalistes, notamment à la télévision, le moyen de caractériser - sans trop de nuance - l'évolution des «partis islamistes» au Maroc, en Tunisie et en Egypte. Le fait que, plus que jamais, les hommes politiques d'Ennahda interviennent dans les médias pour revendiquer le modèle turc aide à stabiliser cette image. Au niveau politique, la menace islamiste au Maghreb a perdu de sa crédibilité ; les pays occidentaux doivent apprendre à faire avec la nouvelle donne. Prisme religieux Modèle turc ou modèle iranien, les recours à des modèles prédéfinis indiquent que, après un répit de quelques mois, où «la jeunesse» menait le printemps arabe, la religion est redevenue le principal prisme à travers lequel est perçue l'actualité politique en Afrique du Nord. Même parmi ceux qui tentent de rapprocher les «islamistes» tunisiens, marocains, et égyptiens du modèle turc, rares sont les voix qui mettent en avant les capacités organisationnelles d'Ennahda, du PJD ou des Frères Musulmans, ou qui scrutent leur programme sur d'autres critères que la religion. Pourtant, «la question de savoir où mettre le religieux par rapport au politique est beaucoup moins importante, rappelle Tariq Ramadan, que celle de savoir où l'on place l'économie par rapport à la politique».