La spéculation foncière, le manque d'entretien des édifices et l'insuffisance du cadre juridique ont fait du centre-ville de Casablanca le vestige d'une architecture autrefois prestigieuse. Sans une volonté politique, la société civile se retrouve vite démunie. «On a mis en place une police administrative, pourquoi n'a-t-on pas ajouté une police du patrimoine ?», interroge, un brin déçu, Rachid Haouch, vice-président du Conseil national des architectes. Alors que le ministère de la Culture et de la communication a annoncé vendredi l'entame de l'inscription d'une série de bâtiments historiques sur la liste du patrimoine national, l'architecte s'étonne que la ville blanche, véritable laboratoire architectural durant la première moitié du XXe siècle, ne bénéficie toujours pas d'une réelle politique de sauvegarde de son patrimoine. «Le fond du problème est d'ordre juridique», estime-t-il. «Les premiers plans d'aménagement urbain au monde ont été réalisés à Casablanca – l'exemple du boulevard Mohammed V en est un. Des architectes du monde entier sont venus expérimenter ici leur savoir-faire, l'alignement, l'urbanisme réglementaire haussmannien, la cité-jardin, etc.», rappelle Rachid Haouch. C'est en novembre 1912, dès l'instauration du protectorat français au Maroc, qu'un premier système législatif et une administration sont créés pour la protection et la restauration du patrimoine marocain, souligne Nadège Theilborie dans un article intitulé «La patrimonialisation du Maroc, entre tradition et rupture de l'héritage français» (juin 2012). La Kasbah des Oudayas devient, le 6 juin 1914, le premier monument historique au Maroc. «Or depuis, il n'y a eu que des petits décrets, des petits dahirs, mais jamais véritablement de loi dédiée au patrimoine», déplore Rachid Haouch. «La seule force de loi au Maroc, c'est le plan d'aménagement. La preuve, la villa Cadet, qui reprend toute l'architecture marocaine, a été détruite suite au plan d'aménagement des hauteurs des immeubles. Le promoteur a ainsi détruit la villa au vu et au su de tout le monde. La villa Mokri a également été détruite. Cela signifie que le plan d'aménagement est la seule force de loi et qu'il réglemente une zone, jamais un bâtiment», explique l'architecte. Le classement d'un bâtiment n'empêche pas sa démolition Considérée comme «le dernier chef d'œuvre de l'architecture domestique néomarocaine», la villa Cadet, du nom de l'architecte Auguste Cadet, dont c'était la demeure, a en effet été démolie en 2010. Cet édifice avait «pourtant été retenu dans la liste des bâtiments à inscrire comme patrimoine national architectural à préserver et œuvres exceptionnelles et représentatives de l'architecture et de l'urbanisme du XXe siècle, lors d'une commission du patrimoine le 8 janvier 2010, réunissant des représentants de la wilaya, de l'Agence urbaine, de l'arrondissement, du ministère de la Culture, de l'inspection des monuments historiques à Casablanca et nous-mêmes», écrit à l'époque l'association Casamémoire sur son site. Quelques années plus tôt, en 1995, c'est la villa Mokri qui fut démolie. Pour l'anecdote, sa démolition impulsa la création de cette association de sauvegarde du patrimoine du XXème siècle au Maroc. La villa Mokri. En juin 2018, l'Agence urbaine de Casablanca a lancé une étude pour l'élaboration d'un plan de sauvegarde et de valorisation du patrimoine architectural, urbain et paysager au cœur historique de la ville de Casablanca : l'arrondissement de Sidi Belyout. Son objectif est de «définir les zones et sous-zones à différentes valeurs patrimoniales avec une normative d'urbanisme spécifique. Les bâtiments sont ensuite classés et les types d'intervention sont établis à partir de la base de données du recensement», nous avait expliqué Oualid Ismail Saad, conservateur régional du patrimoine à Casablanca-Settat. Or, «même un bâtiment classé peut être démoli», déplore Rachid Haouch. «L'hôtel Lincoln, c'est parce que l'Agence urbaine l'a racheté qu'il n'a pas été détruit. L'hôtel Royal Mansour, pourtant classé, a lui aussi été détruit.» Le vice-président du Conseil national des architectes regrette également l'absence d'un équivalent marocain des Architectes des bâtiments de France (ABF), ces fonctionnaires chargés de l'entretien et de la conservation des monuments protégés ou non. «En France, lorsqu'on classe une église par exemple, on définit un périmètre de plusieurs centaines de mètres. Tout ce qui est à l'intérieur de ce périmètre appartient uniquement aux Architectes des bâtiments de France», précise-t-il. Rachid Haouch ajoute à cela la suppression de la commission esthétique au niveau de l'Agence urbaine de Casablanca. «Elle avait un poids très important en termes de regard sur le mouvement architectural. Résultat, maintenant, on fait n'importe quoi. Dans le cadre de la rénovation du parc de la Ligue arabe, on a complètement détruit le tracé en élargissant l'avenue Moulay Youssef et en détruisant les ficus. Tous les parcs d'antan, on les a substitués à des mosquées, des parkings… D'une manière générale, on a négligé les espaces publics», juge Rachid Haouch. Identité collective Si Rabéa Ridaoui, présidente de Casamémoire, est quant à elle plus nuancée dans ses observations, elle ne fait pas pour autant l'impasse sur l'état de dégradation avancé du centre-ville de Casablanca. «Autrefois très prestigieux, notamment aux débuts de sa construction, il s'est paupérisé avec le temps puis s'est délocalisé ailleurs. Dans la plupart de ces bâtiments, on trouve des sous-locations à des loyers très bas, des problèmes de syndic et des propriétaires qui n'entretiennent pas leurs logements. Ces bâtiments ont été négligés et sont aujourd'hui très détériorés», reconnaît-elle auprès de notre rédaction. Il faut dire que Casablanca souffre également d'un fléau tenace : la spéculation foncière. «Certains propriétaires négligent ces bâtiments en vue de spéculer et d'avoir une plus-value sur le terrain. Ces bâtiments tombent en ruine et deviennent menaçants. Par mesure de sécurité, ils finissent par être démolis», ajoute cette juriste de formation. «En tant qu'association, on essaie de sensibiliser un maximum et d'alerter les pouvoirs publics, notamment lorsque des bâtiments menacent ruine, mais on n'a pas toutes les clés. Tout ce qu'on dit ne peut avoir de valeur que s'il y a un cadre juridique», rappelle Rabéa Ridaoui. En 2016, la loi 94-12 sur les bâtiments menaçant ruine, tant attendue, est finalement sortie du circuit législatif. «Sa mise en application traîne, s'inquiète la présidente de Casamémoire. Entre-temps, des immeubles sont en ruine et menacent de s'effondrer. C'est tout un pan de l'histoire de Casablanca qui est menacé.» Rachid Haouch de conclure sur l'enjeu culturel et identitaire de ce vaste chantier : «L'ensemble du Maroc est un patrimoine. Il faut absolument soulever cette problématique sur l'ensemble du territoire marocain, quelle que soit l'époque. C'est l'autre révolution du Maroc : la prise de conscience de son identité collective qui a une valeur intrinsèque extraordinaire.»